À quelle date situez-vous le début de l’Anthropocène2 ?
François Gemenne : Je le situe au moment de la révolution industrielle du XIXe siècle, caractérisée par une accélération de l’exploitation des ressources naturelles, et donc des émissions massives de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Cet avis est majoritairement partagé par le monde académique, mais je rappelle que le sujet est toujours en débat et doit être tranché par les géologues, et notamment le groupe de travail ad hoc sur l’Anthropocène au sein de la commission internationale de stratigraphie (ICS).
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Quels en sont les impacts spécifiquement humains ?
F.G. : L’idée même d’Anthropocène – « l’âge des humains » – renvoie à la responsabilité humaine, à notre place dans l’histoire longue de la Terre, au fait que nous sommes devenus l’une des principales forces de transformation de la planète. On a longtemps vécu dans l’idée que nous ne représentions quasiment rien et que si nous devions rapporter l’histoire de la Terre à une journée de 24 heures, Homo Sapiens apparaîtrait peu avant minuit. Or, le message très fort de l’Anthropocène, c’est que nous avons un impact sur la Terre qui va sans doute dépasser notre existence en tant que race humaine. Un impact sur le climat, mais aussi sur la biodiversité, la pollution des sols, la perturbation du cycle de l’eau, de l’azote, etc.
Le changement climatique est l’un des impacts les plus évoqués aujourd’hui…
F.G. : C’est effectivement l’impact le plus à l’agenda, essentiellement parce qu’il requiert une action internationale et donc des mécanismes assez sophistiqués de négociations et de coopérations. Peut-être aussi parce qu’il apparaît comme la menace la plus pressante, qui va avoir les répercussions les plus immédiates dans nos vies de tous les jours. La perte de biodiversité aussi d’ailleurs, même si elle n’a pas la même résonnance médiatique.
Pourquoi pensez-vous que les zones urbaines sont au premier plan dans la lutte contre le changement climatique ?
F.G. : Toute une série de politiques publiques sont essentielles dans cette lutte, notamment celles liées à la mobilité et au logement. Or ce sont les villes – et leurs quelque 70 à 75 % d’émissions de gaz à effet de serre – qui peuvent activer ces leviers, puisque c’est là que se concentre la majorité de la population mondiale. Autre élément : on connaît aujourd’hui une crise profonde de la démocratie représentative. De plus en plus de gens ont l’impression que leur voix ne compte plus dans la décision collective. Ce qui entraîne des phénomènes de défiance vis-à-vis des institutions. Or, si l’on veut relever le défi climatique, il est important que nous puissions agir en tant qu’individu consommateur, mais aussi comme collectif citoyen. L’échelon de la ville, de la collectivité me paraît particulièrement adapté, car les gens y sont beaucoup plus en prise avec la démocratie et il y est davantage possible de catalyser les énergies.
Que vous inspire la démarche de repenser la ville – réinventer la cité à l’ère de l’Anthropocène – et d’adopter une approche durable de la construction ?
F.G. : C’est un enjeu tout à fait essentiel, car les villes vont accueillir de plus en plus de monde et donc concentrer une multitude de défis et problématiques. Beaucoup de logiques de développement de la ville, telle qu’elle a été conçue jusqu’ici, ne sont clairement pas durables. En particulier les logiques d’étalement urbain et d’artificialisation des sols, d’inégalités entre quartiers qui posent ensuite un problème d’équité lorsqu’il s’agit de mettre en place des mesures de décarbonation, dans les transports ou la construction de logements et d’infrastructures. Le secteur du bâtiment représente à cet égard une empreinte carbone assez considérable. Selon moi, en termes climatiques, deux niveaux de pouvoir vont être absolument essentiels dans le futur : le local et le global. Or nous avons volontiers tendance à focaliser le débat public au niveau national, échelon que j’estime moins pertinent.
En quoi la réduction des inégalités serait-elle efficace pour faire face au dérèglement climatique ?
F.G. : Intégrer davantage la question de l’équité dans les mesures de lutte contre le changement climatique est une nécessité, en tant que principe moral mais aussi pour des logiques d’efficacité. Si une mesure est inéquitable ou apparaît comme telle, elle sera rejetée par la population. Un autre point important touche à la question des vulnérabilités : les impacts du changement climatique vont augmenter les inégalités à l’intérieur d’une société. Le dernier rapport du GIEC souligne qu’une société plus inégalitaire est aussi plus vulnérable à ces impacts alors que la cohésion sociale est un élément majeur de résilience. Je prends l’exemple de deux pays économiquement aux antipodes. Le Bangladesh, société très pauvre, est doté de mécanismes forts de cohésion sociale et de solidarité entre ses habitants, qui en font un pays leader en termes d’adaptation au changement climatique, alors qu’il fait partie des plus exposés aux impacts. Aux États-Unis, la Nouvelle-Orléans doit le lourd bilan de l’ouragan Katrina (en 2005) – près de 2 000 victimes – principalement aux très fortes inégalités qui régnaient dans cette ville, et au fait que de nombreuses personnes n’ont pas eu la possibilité d’évacuer à temps, voire ont été oubliées par les autorités.
La rénovation urbaine est-elle une réponse à ces inégalités ?
F.G. : Clairement oui. Particulièrement en termes de planning et d’organisation de la cité, sur les questions de transports ou de logements, par exemple. Le problème est que l’on a peu mis de moyens, dans les décennies de politiques de la ville, que l’on a peu cherché à « déghettoïser » certains quartiers et que le sentiment d’abandon de l’État et des autorités publiques y reste très fort. Il ne s’agit pas juste d’une question de financements – souvent on a réduit le problème à cela –, mais bien de la manière dont on va penser une politique de la ville et l’articulation entre les différents quartiers, notamment entre les zones centrales et périphériques. Le levier de la politique du logement est particulièrement important à activer, notamment sous l’angle des normes de construction. Car la rénovation thermique des logements va nous permettre de viser des objectifs d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre et dans le même temps d’adaptation au changement climatique.
La question de l’habitat nous renvoie véritablement à notre place sur Terre, à la fois dans le temps, et son histoire longue, et dans l’espace. La grande question du changement climatique, c’est celle de l’habitabilité : comment allons-nous habiter la Terre ?
[1] Politologue, chercheur en science politique, directeur de l’Observatoire Hugo (Observatoire mondial des migrations environnementales à l’Université de Liège, Belgique) et membre du groupe 2 du GIEC, François Gemenne est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur les politiques d’adaptation au changement climatique dont, en 2019, un Atlas de l’anthropocène. Dernière parution, en 2022, L’écologie n’est pas un consensus : Dépasser l’indignation, chez Fayard.
[2] Le terme anthropocène a été inventé au début des années 2000 par le Prix Nobel de chimie néerlandais Paul Josef Crutzen. Il signifie que, pour la première fois depuis l’apparition de l’humanité, l’homme exerce un tel impact sur la planète qu’il est devenu une force à part entière, déterminant potentiel d’une nouvelle ère géologique.
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