Il y a actuellement dans le monde 2 milliards de climatiseurs, auxquels s’ajoutent chaque année quelque 135 millions de nouvelles unités. Et l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit que ce nombre triplera d’ici à 2050 avec l’augmentation des revenus dans des pays émergents comme l’Inde, la Chine ou l’Indonésie, couplée à l’accroissement à venir des températures. À elle seule, l’Asie concentrera la moitié des appareils. Le vieux continent ne sera pas en reste : d’ici la fin du siècle, il y aura en Europe du Sud jusqu’à 100 jours par an à plus de 35 °C, ce qui attisera la demande. Rien qu’en France, le taux d’équipement pourrait atteindre 50 %.
Pour le meilleur et pour le pire
La « clim » a sa face blanche. D’après l’AIE, elle sauverait chaque année des dizaines de milliers de vies, ne serait-ce que dans les établissements d’hébergement et de soins pour personnes âgées ou les hôpitaux. Au Japon, où 90 % des ménages accèdent à l’air conditionné, 30 400 décès liés à la chaleur ont pu être évités en 2019, contre seulement 2 400 en Inde où l’équipement en climatisation ne dépasse pas 11 %. Mais l’air conditionné aggrave les phénomènes de canicule. Pour pulser de l’air froid dans les intérieurs, il faut rejeter la même quantité d’air chaud à l’extérieur, ce qui contribue à réchauffer l’air ambiant et à accroître encore le besoin de rafraîchissement dans les habitats. Un véritable cercle vicieux qui favorise l’apparition d’îlots de chaleur en milieu urbain (+1 °C la nuit en centre-ville) et est responsable, d’après l’AIE, de l’émission d’environ 1 milliard de tonnes de CO2 par an sur un total de 37 milliards. Sans compter le rejet associé de gaz réfrigérants hydrofluorocarbonés (HFC), dont l’effet de serre est 14 000 fois plus puissant que le carbone.
Sur le plan de l’énergie, les perspectives de développement de la climatisation sont aussi source d’inquiétude. Si l’Inde ou la Chine atteignait un taux d’équipement de 50 %, il faudrait la production annuelle d’un pays comme la Norvège pour fournir l’électricité nécessaire. Sans compter les éventuels pics de consommation en saison chaude, difficiles à suivre pour les producteurs d’électricité et induisant des coupures de courant.
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de tonnes de CO₂ sont émises chaque année par l’air conditionné, sur un total de 37 milliards.
L’urbanisation durable
En milieu urbain, la forte concentration d’activités humaines et l’artificialisation des sols contribuent encore à augmenter les températures. Les surfaces en béton et en métal emmagasinent la chaleur, tandis que l’asphalte imperméabilise les sols, les empêchant de relâcher l’humidité qu’ils pourraient restituer après des pluies. Face à ce phénomène, la solution privilégiée est la réintroduction de la nature en ville. La création d’espaces verts, de forêts urbaines, de bassins et plans d’eau est source de précieux îlots de fraîcheur et atténue l’influence de l’activité humaine sur son environnement. L’urbanisme durable privilégie aussi les trottoirs réfléchissants qui ne retiennent pas la chaleur, la limitation des véhicules et l’implantation des bâtiments afin qu’ils tirent parti des vents dominants. À Tel Aviv, en Israël, des bâtiments sont ainsi construits sur piliers pour laisser l’air circuler sous les habitations.
Les habitats passifs, véritable atout anti clim’
Les bâtiments passifs, qui affichent jusqu’à 80 % de dépenses énergétiques en moins, sont une alternative efficace à l’installation systématique de climatiseurs. Isolation thermique renforcée, étanchéité à l’air, ventilation à double flux, orientation selon les points cardinaux et les vents, végétalisation des alentours, installation de doubles ou triples vitrages avec contrôle solaire, pose de stores ou de volets… Toutes ces options diminuent de façon naturelle la température des intérieurs. Autant d’atouts grâce auxquels émergent de nombreux projets en Europe et en France, mais pas uniquement. La Chine construit à Gaobeidian, à 100 km au sud de Pékin, le plus grand complexe au monde de maisons passives : Train Passive House City. Jusqu’à 7 000 personnes vivront dans ce nouveau quartier bâti sur le site de l’ancienne gare de fret, qui comprendra plus de 20 gratte-ciels, des immeubles résidentiels et de bureaux, divers musées, des hôtels, des écoles, etc.
Dans les maisons passives, les matériaux jouent un rôle de premier plan. Ceux dits « à changement de phase », utilisés pour la construction de « murs thermiques », apportent ainsi de nouvelles perspectives. De type paraffine, ils ont un point de fusion qu’il est possible de régler, par exemple à 20 °C. Dès que la température ambiante dépasse ce seuil, les matériaux « fondent » en absorbant la chaleur. Lorsque la température baisse, notamment la nuit, ils se solidifient à nouveau et restituent la chaleur latente. Quant au toit végétal ou au toit blanc réfléchissant, ils protègent l’habitation, limitent la hausse de température à l’intérieur et la rafraîchissent en été.
Sur ce principe de maintien de températures modérées, certaines pratiques architecturales ancestrales montrent aussi toute leur pertinence, comme la construction de tours à vent (système de ventilation naturelle inspiré du Moyen-Orient), l’aération transversale (création de courants d’air intelligents), l’emploi de la terre cuite aux excellentes performances thermiques, etc.
Vers une climatisation plus vertueuse
En parallèle, l’innovation au niveau des climatiseurs mêmes se poursuit pour les rendre plus vertueux. De nombreuses startups travaillent sur des équipements moins énergivores et dont la température ne peut descendre en dessous de 24 °C. D’autres imaginent des systèmes alternatifs de refroidissement. Déjà éprouvé en Autriche et en Suisse, le concept 22-26 (en raison d’une température intérieure oscillant entre ces deux jalons) de l’agence Baumschlager Eberle Architectes (BEA) ne nécessite pas de système de chauffage, de ventilation ou de refroidissement. Un premier bâtiment de 24 logements utilisant ce procédé sera inauguré à Lyon (France) en 2025 dans le quartier Confluence.
De son côté, le free cooling refroidit un bâtiment en exploitant la différence de température entre l’air extérieur et l’air intérieur ou de l’eau très froide, en jouant sur des volets et des aérations. Variante à ce système, la thalassothermie, par laquelle l’eau sert à rafraîchir des immeubles. En Inde, l’entreprise Ant Studio a conçu The Beehive (la ruche), une structure en forme d’alvéoles qui rafraîchit l’air ambiant sans recours à l’énergie. Elle agglomère de simples tubes en terre cuite dans lesquels de l’air circule et sur lesquels ruisselle de l’eau récupérée ensuite dans un bassin et réemployée en circuit fermé.
Des lois pour réguler les pratiques
Dans les faits, les pays ne restent pas les bras croisés face à la montée en puissance des climatiseurs et leurs conséquences. En France, le gouvernement préconise de régler la climatisation à 26 °C et pas en deçà. En Italie, une loi de 2022 interdit de baisser les thermostats au-dessous de 25 °C dans tous les lieux publics. En parallèle, les énergies renouvelables sont encouragées pour réduire le dioxyde de carbone lié à l’électricité consommée par les climatiseurs. Le solaire est particulièrement prometteur puisqu’il s’épanouit dans les pays où justement la climatisation est indispensable. Reste que toutes les actions à l’échelle internationale se font sans concertation, d’où la nécessité d’une réelle volonté politique, d’un renforcement des législations et d’une meilleure régulation des pratiques. Les quelques réglementations thermiques actuelles pourraient un jour servir de base salutaire à une norme mondiale attendue.
Si un monde sans climatiseur relève de l’utopie, des solutions existent pour en juguler à plus ou moins court terme les effets pernicieux. Fabrication de climatiseurs moins énergivores, adaptation de nos bâtiments et de nos environnements pour les rendre moins vulnérables à la chaleur, modification de nos modes de vie, développement de technologies innovantes… avec, en ligne de mire, le défi d’une politique volontariste de régulation à l’échelle de la planète.
- Il y a actuellement dans le monde 2 milliards de climatiseurs.
- Les gaz réfrigérants hydrofluorocarbonés (HFC) provoquent un effet de serre 14 000 fois plus puissant que le carbone.
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