Comment avez-vous vécu cet événement ?
Tarik Oualalou : J’étais à Marrakech le jour même. La ville n’avait jamais vécu cela. À 23 heures le vendredi, dans un mouvement de panique, tout le monde est sorti dans la rue. Or, en dehors de la médina, qui n’a été que partiellement touchée, il n’y avait aucun dégât. C’est le lendemain que nous avons compris que l’épicentre se situait à 80 km de Marrakech, dans la montagne. Le bilan – 3 000 morts – va s’alourdir, car on recense beaucoup de disparus et de blessés. Et lorsqu’on parle des survivants, c’est un bassin qui compte entre 500 000 et 700 000 personnes, à peu près 300 000 sans-abri, entre 80 et 100 000 maisons anéanties, 500 écoles à reconstruire. Le tout sur un territoire très étendu, aux voies d’accès historiquement très escarpées, pratiquées à dos de mulet ou à pied. Le « resserrement » de tous les Marocains m’a sidéré et ému. L’ensemble du pays s’est mobilisé. L’équilibre entre la générosité du peuple et l’efficacité de l’État permet d’adoucir les effets de cette tragédie. Elle est un révélateur de nous-mêmes, qui nous conforte et nous interroge sur ce qu’il va falloir faire pour reconstruire.
Comment envisagez-vous cette reconstruction ?
T. O. : La période d’urgence terminée – il faut gérer les morts et s’occuper des vivants –, on entre dans la post-urgence et la reconstruction. Le Haut Atlas est une montagne où il fait extrêmement froid en hiver. La question de la reconstruction va se poser dès les prochaines semaines dans le bas de la montagne, la partie accessible. Mais, au cœur de la montagne, ça attendra avril 2024. Il y a évidemment tout ce qui concerne l’infrastructure – eau, électricité, assainissement, etc. –, puis les villages eux-mêmes. Et là, je suis inquiet de la manière dont on envisage cette reconstruction, avec le risque d’une vision technocratique, techniciste, qui aurait certes pour objectif l’efficacité mais ferait fi des dimensions culturelles et de civilisation. Le Maroc est un équilibre très subtil et très ancien entre culture urbaine et culture rurale. Cette dernière porte notre rapport à la nature, à la ressource, à la manière dont les tribus sont assemblées. Tribus qu’il faut comprendre par communautés dans la relation de voisinage, la gestion collective – et non municipale – de l’eau dans les oueds ou des silos à grains dans l’Atlas, par exemple. C’est cette culture rurale qui est en danger. La reconstruction doit en tenir compte.
La notion de durabilité telle qu’elle est utilisée laisse de côté les dimensions culturelles, sociales et de civilisation.
Quels critères doivent être impérativement respectés ?
T. O. : Il faut évidemment s’interroger sur les modes de vie et les typologies de l’habitat : d’abord la maison, ensuite, son articulation avec les différents espaces – public, partagé, religieux. La ruralité est fondée sur des rituels, ce qui entraîne un certain conservatisme, certes, mais qui est nécessaire. Reconstituer un socle savant de ce cadre de vie est donc incontournable. À côté de ce socle, il y a la matérialité. La tentation est grande d’ignorer ces territoires construits en pierre, en terre, en bois, pour des questions de performance, en opposant construction en béton et construction traditionnelle. Ma conviction, c’est qu’il ne faut pas les opposer. D’abord parce que le béton est un matériau durable lorsqu’il est fait sur place. Ensuite, il n’y a pas d’impossibilité à les « hybrider » pour sécuriser des constructions traditionnelles et les rendre plus résistantes aux séismes. L’enjeu principal est là ! Nous devrons tenir compte de deux formes de reconstruction. Celle portée par l’État, dans sa fonction régalienne et réglementaire, avec les équipements publics, les écoles, les mosquées… Et puis l’autoconstruction, assurée par les particuliers eux-mêmes, sans que l’État s’en occupe. C’est une complexité logistique énorme, mais aussi la première grande question de la reconstruction. Souvent perçue de manière péjorative, l’autoconstruction est pourtant une garantie d’appropriation et de transmission qui nécessite un cadre où les gens sont formés aux bonnes pratiques. Sans paternalisme, parce qu’ils connaissent le territoire mieux que n’importe qui, notamment ses ressources.
Selon les zones d’impact, certains bâtiments se sont écroulés, d’autres ont résisté. Les constructions en pisé ont été mises en cause. Qu’en pensez-vous ?
T. O. : C’est faux. Ce sont les bâtiments situés en altitude et les bâtiments récents qui ont le plus souffert. Les bâtiments anciens, notamment les plus éloignés de l’épicentre, ont tenu. Parmi les constructions récentes, toutes ne sont pas en terre et en pierre ; une grande partie comprend depuis 30 ans beaucoup de parpaings. Sans être forcément mal construites, elles ne répondent pas aux normes antisismiques. Or, nous pouvons être contemporains en travaillant avec des matériaux vertueux. La terre, la pierre, le bois sont des matériaux sains, solides, qui apportent un confort thermique et acoustique dans lequel on se sent mieux. Mon cheval de bataille est la terre. Je veux la sortir du cadre dans lequel certains la circonscrivent comme matériau pur. Mais elle a ses limites. C’est pourquoi nous l’hybridons : avec le bois, quand nous avons réalisé le pavillon à Milan2 ; ou avec le béton, pour le pavillon à Dubaï3. La terre est un matériau de plus à utiliser.
La terre est un des matériaux de la construction durable…
T. O. : La notion de durabilité telle qu’elle est utilisée est incomplète. Parce qu’elle laisse de côté les dimensions culturelles, sociales et de civilisation. Le rapport à la durabilité sous le prisme de la certification n’est pas toujours adaptable à tous les territoires. Si vous utilisez une norme HQE pour reconstruire dans l’Atlas, vous passez à côté des enjeux, mais aussi des possibilités. Il faut être beaucoup plus flexible dans sa pensée, au sens organique. Et apprendre de ce qui existe déjà. Nous avons la chance, au Maroc, d’avoir encore des métiers millénaires. Ils sont indispensables pour la reconstruction de la mosquée de Tinmel, vieille de 900 ans, entièrement détruite par le séisme. Les formes de la reconstruction ne se posent donc pas. Toutes les options, dont la construction légère, sont très utiles en urgence et en post-urgence. Quant aux solutions permanentes, pour ne pas dire durables, inscrites dans un temps long pour être ensuite transmises, elles forment un patrimoine dans lequel les familles vont grandir.
Votre conception des matériaux s’inscrit-elle davantage dans la durée que dans le durable ?
T. O. : Nous avons une pensée matérielle des bâtiments que l’on fabrique. Au sens de son incarnation, son épaisseur. Pour moi, la matérialité est le premier déclencheur de la familiarité. Celle qui crée la connexion entre les gens. Toucher un mur en terre ou en béton ne procure pas la même sensation, l’odeur du cèdre sur une toiture déclenche une série d’émotions et active la mémoire. Nous faisons de l’architecture assez nue et archaïque, complètement déshabillée, à l’aide de matériaux plus que de produits, dont la standardisation nous écarte de ce rapport viscéral, primitif à la matière. Je qualifierais de construction responsable cette volonté d’inscrire de manière durable des ressources locales dans leur territoire.
Votre architecture apparaît comme une écriture du moment, du lieu, de l’environnement, y compris son histoire. Est-ce exact ?
T. O. : Les bâtiments sont aussi pour nous des occasions de rendre compte de ce qui est. Pas uniquement du visible, mais un territoire dans son ensemble, avec son histoire, sa culture, son devenir. D’où la grande importance accordée au chantier lui-même, à son appropriation par la communauté, aux différentes manières d’utiliser les mêmes matériaux… Il n’y a pas d’architecture valable qui ne soit un déplacement de ce qui existe. Pour muter, il faut s’inscrire dans une tradition, sans simplement la répéter. Opérer un léger déplacement, donc partir de quelque chose, puis identifier et formuler la nécessité de ce léger mouvement. Selon moi, ça se fait dans le rapport à la matière et une culture de la construction, mais aussi dès la conception du projet, avec les communautés à qui il s’adresse. Nous avons besoin d’espace. Linna Choi1 et moi nous sentons mieux lorsqu’il y a plus de vide. Ce rapport à la géographie et aux grands territoires dans lesquels nous évoluons est essentiel.
Si vous utilisez une norme HQE pour reconstruire dans l’Atlas, vous passez à côté des enjeux, mais aussi des possibilités.
La question du paysage serait donc essentielle ?
T. O. : Elle va se poser dans le Moyen Atlas. Parce que la reconstruction, c’est aussi recomposer un paysage ou, à tout le moins, en apporter les conditions. Quand il a bougé, il s’est passé des choses terribles, mais aussi de plus inattendues : des sources d’eau taries ont réapparu. La terre a littéralement craqué. Il faudra être à l’écoute de ces glissements et ne pas imposer une notion préexistante des lieux. La vraie question n’est pas « comment » mais « où » reconstruire. Parfois, un déplacement de 40 mètres ou de 3 cm suffit, parce qu’on ne peut refonder là où ça s’est effondré. Il y a forcément des choses qui changent à grande ou petite échelle auxquelles nous devons être attentifs. Les Italiens savent faire ça. Et ils ont toujours su construire sur et avec les ruines.
[1] L’agence d’architecture internationale OUALALOU+CHOI (O+C), fondée par Tarik Oualalou et Linna Choi, réfléchit aux nouvelles façons d’appréhender les territoires. Située à Paris et à Casablanca, elle compte de multiples réalisations significatives parmi lesquelles le musée de Volubilis, dans la région de Meknès (finaliste prix AFEX 2014), le village de la COP22 à Marrakech, le pavillon du Maroc à l’Exposition universelle de Milan (prix « Les architectures d’Expo 2015 ») et à celle de Dubaï (2020), la tente sahraouie FLIJ installée sur le parvis de l’Institut du monde arabe et le Centre culturel du Maroc à Paris, la maison Afrique du projet Bezannes Esperanto (Marne) ou la ville nouvelle de Mazagan, au sud de Casablanca. www.oplusc.com [2] www.oplusc.com/exp [3] www.oplusc.com/dubai
Crédits photos: © Charlotte Valode, © Nathan Laine/Bloomberg/Getty Images, © Carl Court/Getty Images, © O+C-Boegly+Grazia, © O+C-Luc Boegly © Hannah McKAY-Reuters, © O+C-Luc Boegly