Le secteur de la construction peut-il allier durabilité et responsabilité sociale ?
La réponse est non seulement qu’il le peut, mais qu’il le doit. Pour rappel, la Banque mondiale estime que 1,6 milliard de personnes sont touchées par la pénurie mondiale de logements. Parmi deux cents villes dans le monde, 90 % ont été jugées inabordables, avec un coût moyen des logements dépassant trois fois le revenu moyen. Il existe une idée dangereuse selon laquelle il y aurait un compromis entre durabilité et responsabilité sociale, alors qu’en réalité, nos recherches montrent que les deux doivent aller de pair.
Il est impossible de garantir la justice sociale sans s’attaquer à l’urgence climatique. Le changement climatique affecte de manière disproportionnée les communautés marginalisées, que ce soit à l’échelle mondiale ou à l’échelle d’une ville. Les personnes les plus susceptibles d’être touchées sont celles qui vivent dans des logements insalubres et qui ont accès à des emplois moins bien rémunérés.

Quelle est la place du logement social dans les pays que vous étudiez ?
Il est très difficile de dresser un tableau général car le logement en Europe reste largement une prérogative nationale, et les situations varient considérablement d’un pays à l’autre. Au cours des deux dernières années, nous avons mené une recherche mondiale sur une transition juste dans l’environnement bâti, et nous avons étudié cinq pays différents : le Danemark, l’Espagne,
le Portugal, la Grèce et la République tchèque. Nous avons constaté qu’à Copenhague, environ 20 % des logements sont sociaux, tandis qu’à Athènes, c’est moins de 2 % ! Et il y a des endroits comme le Royaume-Uni où il existe tout un spectre, allant du logement social au logement subventionné, au logement abordable et au logement au prix du marché.
Qu’en est-il du secteur privé ? Quelles initiatives permettent de concilier construction ou rénovation bas carbone et prix modérés ?
Le modèle autrichien de logement est un exemple intéressant. Le montant des bénéfices que les opérateurs peuvent pratiquer pour les logements à louer et à vendre est limité par un mécanisme de fixation des prix fondé sur les coûts, au lieu d’un mécanisme fondé sur la maximisation du profit. Et pourtant, le secteur privé y prospère très bien. Le segment basé sur les coûts représente près d’un quart du marché du logement autrichien et s’est avéré fructueux, tant sur le plan de sa viabilité financière que de son impact sur la société et l’économie. En fait, il a attiré une attention internationale croissante et a été présenté comme un exemple de bonnes pratiques dans le contexte de la crise actuelle de l’accessibilité dans de nombreuses villes à travers l’Europe.
C’est une façon de promouvoir davantage de collaboration entre les secteurs privé et public, sans socialiser les risques et privatiser les avantages, ce que nous voyons trop souvent. Par exemple, le secteur public construit souvent des logements sociaux ou fournit des subventions au secteur privé pour construire des logements, mais ensuite, après dix ans, ce logement public peut être privatisé. Pour éviter ces situations, nous avons besoin d’un cadre qui garantit un partage équitable des risques et des avantages.
La politique poursuivie dans la région flamande de Belgique est aussi très intéressante. Les propriétaires ne peuvent augmenter les loyers d’une année sur l’autre qu’en fonction de l’inflation, et cette augmentation est liée à la performance énergétique du logement. Si le logement est très mal classé (E ou F), le loyer est gelé pour toujours. Si le logement est classé D ou C, il peut être augmenté de la moitié de l’inflation, et s’il est classé A ou B, il peut être augmenté à hauteur de l’inflation complète. Trouver ce type de mélange d’incitations et de pénalités est une manière ingénieuse d’encourager les rénovations tout en prévenant les pires impacts sociaux.
Qu’en est-il de l’innovation ? La R&D ou les nouveaux matériaux peuvent-ils faire partie de la solution ?
Absolument, cela joue un rôle énorme. Réduire les coûts des rénovations est extrêmement important, et les développements technologiques peuvent être transformateurs à cet égard. Cependant, l’innovation peut aussi souvent concerner les questions sociales ou de gouvernance. Par exemple, un grand défi dans de nombreux pays européens, où la vie en appartement est beaucoup plus courante, est de réaliser des rénovations au niveau de l’immeuble plutôt qu’au niveau de l’appartement individuel, mais cela est souvent complexe d’un point de vue social. Des modèles innovants qui permettent des rénovations à grande échelle peuvent offrir d’énormes économies financières et accélérer la décarbonation.
Un autre grand problème est le manque de savoir-faire : de nombreuses personnes ne savent tout simplement pas par où commencer ni à qui s’adresser. La directive sur la performance énergétique des bâtiments (EPBD) propose des guichets uniques où vous pouvez parler de vos besoins en matière de rénovation avec des professionnels compétents, obtenir des conseils professionnels et trouver un financement, ce qui est une très bonne étape dans cette direction. Ce modèle a extrêmement bien fonctionné à Vienne. L’EPBD suggère une unité de ce type pour chaque tranche de 80 000 habitants, mais nous espérons que les États membres pourront en développer davantage lorsqu’ils traduiront l’EPBD dans leur législation nationale.
Dans vos études, vous invitez les investisseurs à passer de la recherche de rendements élevés à court terme à celle de rendements plus faibles mais stables à long terme…
Nous avons besoin de changements notables dans les réglementations pour aligner des résultats sociaux plus larges avec les résultats financiers. Lorsque les investisseurs recherchent des rendements stables à plus long terme, cela peut conduire à la création de nouveaux emplois et à des infrastructures de qualité. Aujourd’hui, il y a eu un léger changement de paradigme avec les considérations ESG devenant un facteur de décision grâce à la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D) et à la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD).
Le groupe belge Inclusio est un exemple particulièrement marquant, car c’est une société cotée en bourse, détenue par des actionnaires, et qui ne repose pas sur des investissements publics.
Cette entreprise vise à fournir des logements à des personnes qui ne pourraient pas se permettre des loyers du marché.
Dans l’objectif de maintenir les coûts aussi bas que possible, ils ont développé des modèles en se concentrant sur la rénovation de bâtiments auparavant vides ou qui ne sont plus attractifs pour le marché, et qu’ils louent ensuite à des partenaires sociaux qui s’engagent dans la durée. Lorsqu’ils réaménagent ces bâtiments, ils s’efforcent de minimiser les déchets produits et la quantité de nouvelles constructions nécessaires. Lors de nos échanges avec eux, il était intéressant de constater qu’ils ne se considéraient même pas comme une entreprise « verte » ; c’était presque la première fois qu’ils tentaient de quantifier leurs avantages environnementaux. Et c’est là un message clé : lorsque vous partez d’un aspect social, vous êtes également susceptible de générer des avantages environnementaux.
Dans le Sud global, comment les défis de la décarbonation peuvent-ils être conciliés avec l’accès à un logement décent pour tous ? Avez-vous des exemples de réussites ?
De toute évidence, il est absolument nécessaire que les pays les plus riches, qui ont généré de nombreuses émissions, prennent l’initiative de les réduire. Les pays qui souffrent actuellement des impacts négatifs d’une grande partie du développement du Nord global ont besoin d’émettre du carbone pour améliorer les conditions de vie de leurs communautés, y compris la plupart des 1,8 milliard de personnes qui vivent actuellement sans logement ou dans des logements grossièrement inadéquats.
Cela dit, il existe également de nombreux modèles historiques de constructions transmis par des communautés locales, qui ont tendance à s’appuyer davantage sur des matériaux d’origine naturelle. Ces matériaux, plus régénératifs ou moins intensifs en carbone, peuvent être redécouverts pour garantir que la construction puisse se faire tout en minimisant les émissions de carbone.
En termes d’exemples concrets, l’Indonésie, a développé une initiative vraiment passionnante et assez ambitieuse appelée le Green Affordable Housing Program. Il vise à fournir un million d’unités prêtes pour atteindre la neutralité carbone d’ici à 2030 et cherche vraiment à combiner des logements écologiques avec des logements abordables. Le projet se concentre vraiment sur les communautés à faible revenu grâce à de nouvelles constructions, mais aussi à travers l’adaptation et l’atténuation. Il y a eu quelques problèmes aux premières étapes, mais cette initiative est une très bonne marque de la tentative de garantir que les initiatives vertes prennent en compte la dimension sociale.
Il n’y a donc aucun moyen de garantir la justice sociale sans s’attaquer à l’urgence climatique, et il n’y a aucun moyen de lutter contre le climat sans s’attaquer aux inégalités : durabilité et responsabilité sociale doivent aller de pair. Se concentrer sur les personnes les plus directement touchées par la transition est un moyen d’apporter évidemment la justice sociale et de défendre les droits de l’homme, mais aussi un moyen d’accélérer l’action climatique. C’est le message clé avec lequel je voudrais conclure.