Quelle est votre mission en tant que directrice de l’environnement de Vinci ?
-40%
de moins d'émissions à effet de serre, c'est l'objectif du Groupe Vinci d'ici à 2030
Isabelle Spiegel : Je suis arrivée chez Vinci en 2019, au moment où le Groupe a décidé d’accélérer la prise en compte des enjeux environnementaux. Un manifeste encadrait depuis plus de dix ans nos engagements en matière de RSE. Nous nous sommes dit qu’il fallait être plus proactif encore sur ce sujet. Ma mission a été de définir la stratégie environnementale liée à cette accélération, pour 2020-2030, et de guider les opérationnels dans sa mise en œuvre. Une démarche en trois volets. Le premier, — Agir pour le climat—, avec des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre au niveau du Groupe : -40 % d’émissions directes d’ici à 2030, c’est à dire ce qui concerne les scopes 1 et 21, et -20 % sur les émissions indirectes, c’est-à-dire sur le scope 31. Le deuxième, —Optimiser les ressources grâce à l’économie circulaire—, pour limiter l’empreinte des activités du Groupe, avec notamment un objectif pour Vinci Construction d’ici à 2030 : doubler notre production d’agrégats recyclés. Enfin, le troisième, —Préserver les milieux naturels—, qui engage nos activités de promotions immobilières avec un objectif de Zéro artificialisation nette (ZAN) en 2030.
Bien évidemment, si la stratégie et les objectifs ont vocation à rester stables dans le temps, l’actualité ou la réglementation peuvent nous amener à accélérer certaines mises en œuvre. Par exemple, nous déployons en France depuis septembre 2022 un plan pérenne d’économies d’électricité et de gaz naturel, contribuant ainsi à limiter les risques pesant sur l’alimentation en ces énergies.
Quels sont les domaines dans lesquels vous avez particulièrement innové ces dernières années ?
I.S. : Ils sont nombreux, mais si nous devions en retenir deux, j’aimerais parler des matériaux et de la rénovation. Cela fait cinq ans que nous travaillons sur les bétons bas carbone. Je rappelle que la partie très carbonée du béton, c’est le ciment. Nous avons donc poussé la R&D pour voir si nous étions capables de fabriquer un béton sans ciment, c’est-à-dire en utilisant des substituts au ciment, par exemple des laitiers sidérurgiques2 qui sont, en plus, issus de l’économie circulaire. Nous avons ainsi abouti à une première réalisation concrète il y a plus de deux ans sur des poteaux de structure de l’archipel, notre siège social à Nanterre (France). Cette expérimentation a, depuis, été démultipliée partout en France et dans le monde — Nouvelle-Zélande, Angleterre, Cambodge… La ligne 18 du Grand Paris Express, le City Rail Link à Auckland, le projet de LGV High Speed 2 à Londres, la station de traitement d’eau potable à Bakheng—. Nous comptons ainsi environ 25 réalisations de ce type, grâce à une innovation sur le matériau mais aussi par la mise en place d’une stratégie et de nouvelles façons de travailler avec les fournisseurs.
Dans le domaine de la rénovation, nous avons par exemple développé la solution Rehaskeen® qui, grâce à la digitalisation et à l’industrialisation des procédés d’isolation par l’extérieur, permet d’accélérer fortement la rénovation énergétique. Concrètement, après un scan 3D du bâtiment, un logiciel permet d’automatiser la phase d’études et le dimensionnement des panneaux. Puis, la préfabrication des panneaux est réalisée en atelier, grâce à un procédé industriel optimisé. Enfin les panneaux sont livrés sur site et installés ainsi sans nuisances pour les occupants ni pour le voisinage.
Plus globalement, je pense que notre rôle n’est pas seulement d’innover, ni de pousser telle solution plutôt que telle autre. Le laitier sidérurgique, par exemple, ne peut répondre qu’à 15 % des besoins sur la planète. Cela ne peut donc pas être la solution unique. Notre rôle est de faire évoluer la connaissance des multi-matériaux, des multi-solutions, pour répondre aux besoins de chaque ouvrage et de chaque donneur d’ordre. C’est pourquoi, au départ, dans le cadre du béton bas carbone par exemple, nous avons internalisé la recherche pour bien comprendre le fond du sujet, le champ des possibles techniques, économiques, environnementaux… C’est en ayant cette connaissance de l’ensemble des solutions que nous pouvons mettre à disposition le bon matériau au bon endroit.
Vous parliez de rénovation alors que le Groupe a longtemps été plutôt concentré sur la construction neuve. Faudrait-il arrêter de construire pour atteindre les objectifs climat et préserver la biodiversité ?
I.S. : On ne peut pas négliger les incidences directes ou indirectes de la construction sur les milieux naturels. D’ailleurs, il existe des façons de les limiter et de les compenser. C’est l’ambition du Zéro artificialisation nette, un objectif fixé en France par la loi Climat et Résilience pour 2050. Chez Vinci Immobilier, nous avons déjà divisé par deux notre niveau d’artificialisation depuis 2020 (de 13 % en 2020 à 6 % en 2022), en renonçant aux opérations les plus consommatrices de sols naturels et en progressant fortement sur la part de recyclage urbain (28 opérations de recyclage urbain démarrées en 2022). En 2022, nous avons lancé 29 opérations avec de la désartificialisation nette3, soit 40 % de nos projets. Mais aujourd’hui, le degré d’artificialisation théorique est prévu dès le début du projet et mis en perspective avec les autres réalisations à venir.
L’un des principaux leviers à notre disposition est le recyclage urbain, c’est-à-dire aller chercher du foncier obsolète, des logements vacants, des friches industrielles… et les redévelopper, lorsqu’il y a de la demande. Si ce n’est pas le cas, ce foncier sera renaturé, compensant ainsi l’artificialisation inéluctable dans certaines zones. L’équation économique est certes ici moins intéressante, mais elle est contrebalancée par une logique de portefeuille. La moyenne de nos projets devient ainsi plus respectueuse d’un point de vue environnemental, plus rentable d’un point de vue économique et surtout utile d’un point de vue sociétal puisque l’objectif premier reste de loger des gens.
On voit bien que des solutions existent et que la construction durable est devenue un sujet central, pour les entreprises comme pour les élus. Alors, pourquoi le niveau d’engagement et d’action est-il encore si hétéroclite ?
I.S. : On est encore très très loin d’une demande généralisée en effet. À mon avis, ce n’est pas un manque de volonté mais plutôt de connaissance de la part des donneurs d’ordre. Ils ne savent pas toujours ce qu’ils doivent demander ni ce qui est possible. Parfois, ils s’autocensurent en se disant que la technique ou le budget ne suivront pas. J’ai envie de leur dire de se simplifier les choses. Donnez-nous des objectifs plutôt que de réfléchir aux moyens. Pensez performance plutôt que ciment ou biomasse. Si les objectifs sont clairs et que nous pensons être capables de les atteindre, alors nos équipes et celles de nos partenaires vont innover ensemble pour proposer des solutions. Et non l’inverse.
« Notre rôle est de faire évoluer la connaissance des multi-matériaux, des multi-solutions, pour répondre aux besoins de chaque ouvrage et de chaque donneur d’ordre. »
Mais comment convaincre les donneurs d’ordre que tout ou presque est possible ?
I.S. : C’est toujours plus confortable d’opter pour une solution qui a déjà fait ses preuves. Or, dans la construction, les projets sont essentiellement sur mesure. Certes, nous avons des retours d’expérience, mais aucun n’est 100 % réplicable. Nous devons donc continuer à multiplier les projets pour démontrer que l’on peut délivrer de la qualité. Il faut prendre le temps de le faire et être prêt à investir pour obtenir des preuves convaincantes. Ensuite, j’aurais presque envie de dire qu’il ne faut pas sans cesse chercher à innover, mais prendre le temps de montrer ce qui existe déjà. C’est ce que nous avons fait avec le béton bas carbone dans notre siège social. Nous avons pris à notre charge la R&D et la mise en œuvre pour pouvoir ensuite convaincre de la qualité de la démarche et la déployer.
Comment la réglementation peut-t-elle contribuer à développer la construction durable ?
I.S. : Il est certain que la RE2020 et plus globalement toutes les actions, contraignantes ou non, mises en place à l’échelle des états permettent de faire avancer les choses. Je pense notamment à la création d’un « Buildings Breakthrough », une coopération internationale déjà soutenue par 18 pays, fixant l’objectif de « near zero carbon & resilient buildings » d’ici à 2030 pour le secteur du bâtiment. Dans tous les pays qui rallient cette ambition, on sait que les gouvernements vont soutenir les entreprises œuvrant dans ce sens. Mais la réglementation doit arriver à un moment où le pays est suffisamment mature. Sinon elle peut au contraire décourager et freiner l’innovation. Enfin, il est évident qu’il y a encore beaucoup d’hétérogénéité selon les pays, dans la façon dont la réglementation est faite et poussée. Pour convaincre, il faut alors passer par d’autres arguments, notamment économiques.
« Donnez-nous des objectifs plutôt que de réfléchir aux moyens. »
Un rêve fou (mais réaliste si on s’y met tous) pour la construction durable ?
À mon sens, le principal frein qui nous empêche d’avancer est justement économique. On recherche souvent la rentabilité du projet, mais c’est oublier que celui qui finance n’est pas le même que celui qui construit, ni le même que celui qui occupe. Et donc, toute la question est : pour qui le projet est-il rentable ? Dans l’idéal, il doit l’être pour tous. Pour y parvenir, il faut que nous soyons capables d’inventer des modèles de financement et d’organisation qui permettent à chaque partie d’être gagnant, quelle que soit sa position sur la chaîne de valeur. Pour cela, il faudra s’affranchir des barrières organisationnelles et tendre tous vers un même objectif : l’utilité finale du projet. La performance et la rentabilité seraient alors définies et travaillées par rapport à ce même objectif. C’est d’ailleurs ce concept de « performance durable » qui nous est cher dans le Groupe Vinci.
- Le scope 1 regroupe les émissions directes sur les sites de l’entreprise, le scope 2, les émissions indirectes, principalement liées à l’utilisation de l’électricité ; et le scope 3, les émissions en amont et en aval de la chaîne de valeur.
- Également appelés « laitiers de hauts fourneaux », ce sont des sous-produits de l’industrie sidérurgique issus de la fabrication de la fonte dans les hauts fourneaux.
- Ce processus de transition consiste à rendre au sol ses fonctions naturelles et nécessite donc de le dépolluer, de le désimperméabiliser et de le renourrir.
Crédits photos: © Vinci, © Shortfuse, © Yves Chanoit, © Agence Louise