Le constat est unanime : des centaines de grandes villes dans le monde s’enfoncent. Et le phénomène ne peut que s’aggraver au vu des tendances du développement urbain, puisque d’ici à 2050, près de 70 % de la population mondiale devrait vivre dans des mégapoles.
Cette perspective pourrait presque être anodine si, dans le même temps, l’élévation du niveau marin ne posait des problèmes d’érosion du trait de côte, mettant en danger les constructions. Selon le Forum économique mondial, plusieurs villes de la planète, parmi lesquelles New York (États-Unis), Dacca (Bangladesh), Londres (Royaume-Uni) ou encore Bordeaux (France), pourraient être partiellement ou totalement submergées à l’horizon 2050-2100. Dans le premier volet de leur 6e rapport, les experts du GIEC1 « enfoncent » le clou : pas moins de 570 villes sont confrontées à cette menace.
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Le trop grand poids du bâti
À quoi ce phénomène est-il imputable ? La réponse tient en deux mots : croissance urbaine. Plus la ville est ancienne, plus elle prend du poids. La pression a atteint des niveaux critiques en raison de la taille de plus en plus importante des bâtiments et de l’augmentation des surfaces bâties au milieu du XXe siècle. D’autant que le pompage des nappes phréatiques, pour alimenter en eau les habitants et les activités économiques, contribue à fragiliser le socle des grandes cités. Lagos (Nigeria), dont la population, de 14 millions d’habitants, devrait doubler d’ici à 2050, descend de 2 à 87 millimètres chaque année. La capitale indonésienne Jakarta détient pour sa part le triste record mondial du phénomène, perdant plus de 10 centimètres d’altitude par an. À tel point que les autorités ont entrepris de la déménager sur l’île de Bornéo d’ici à fin 2024. Le bâti est bien entendu le premier facteur à incriminer. Le sismologue américain Tom Parsons évalue le poids de l’ensemble des bâtiments de la région de San Francisco (États-Unis) à 1,6 milliard de tonnes, une charge phénoménale qui aurait causé un enfoncement de 8 centimètres.
Vers une artificialisation zéro ?
Si l’urbanisation galopante contribue à de telles perturbations géologiques, elle s’exerce sur des sols fragilisés à la fois par le ruissellement des eaux de pluie et par les crues à répétition, avec leur cortège d’infiltrations.
Conscients de la nécessité d’agir, scientifiques, industriels et collectivités ont d’ores et déjà imaginé des solutions. La plus évidente consiste à lutter contre l’artificialisation des sols des villes et l’étalement urbain, responsables de la disparition de zones naturelles. Méfions-nous cependant des évidences, car construire à la périphérie des villes participe à réguler le poids de celles-ci ! In fine, il s’agit de retrouver un cycle vertueux de l’eau, en rendant à nouveau les sols capables d’absorber les eaux de pluie puis de les restituer, en débarrassant du bitume les pourtours des bâtiments, les terrains municipaux et les cours d’école, en multipliant les espaces verts. En France, l’artificialisation des sols est plus forte que chez ses voisins européens en raison de la préférence des ménages pour l’habitat individuel et de l’incitation faite aux entreprises à s’installer en périphérie des villes. Aussi, les pouvoirs publics ont-ils réagi en introduisant, dans le cadre de la loi Climat et résilience, l’objectif du Zéro artificialisation nette (ZAN). On parle du problème de l’artificialisation des sols en France avec l’étalement urbain. Mais, l’étalement urbain limite le poids à un endroit donné, donc devrait être favorable à moins d’affaissement. Le problème ici est de nouveau le cycle de l’eau avec toutes ces conséquences, moins le problème d’affaissement.
Rendre les sols vivants
De nombreux experts, dont l’architecte et urbaniste italienne Paola Viganò2, en appellent également à un urbanisme du « sol vivant ». Elle va même plus loin en se penchant sur le cas des « villes diffuses » – qui définissent une urbanisation sans planification ni concertation, où l’habitat se superpose à la fonction agricole antérieure sans l’effacer complètement. Anticipant les problèmes potentiels posés par ce type de territoire dans des régions comme celle de Venise (Italie), ville particulièrement exposée aux risques d’inondation, elle a mené une étude sur un travail des sols en amont. « À partir d’une expérimentation de projet conduite avec les ingénieurs de l’agence de l’eau locale, nous avons imaginé de stocker dans des carrières abandonnées l’eau provenant des Alpes et de la fonte des glaciers, explique Paola Viganò. Elles pourraient emmagasiner l’eau destinée à l’irrigation en été et servir de réservoirs pour lutter contre les risques d’inondation en cas de crue des fleuves. Pour les zones autour de Venise directement impactées par les prévisions de remontée des océans, nous nous interrogeons sur la possibilité de les redonner à la mer en imaginant un système de digues qui définiraient des “chambres” protégées, que l’on pourrait ouvrir une par une au fur et à mesure que la mer monte. » Le système peut s’appliquer à l’intérieur des terres afin d’éviter les conséquences des pluies diluviennes, comme en Émilie-Romagne en mai 2023. L’Italie, pays fortement urbanisé, subit de plein fouet les contraintes sur son sol, qu’elles soient telluriques ou provenant d’épisodes orageux.
Ces crues éclairs sont le résultat d’épisodes pluvieux de plus en plus intenses dans une ville où le sous-sol a été aménagé à outrance avec des systèmes de drainage anarchiques et insuffisants. Le poids du bâti et des superstructures, ajouté à celui de l’eau, accroît sa subsidence (affaissement sous l’effet de la charge).
Consolider les sous-sols
Pour préserver les sols des villes côtières et intérieures des aléas climatiques, des municipalités ont décidé de prendre les devants et appliquent d’ores et déjà des techniques prometteuses. Deux d’entre elles semblent particulièrement pertinentes. La première est la recharge artificielle, qui consiste à injecter de l’eau dans des aquifères épuisés (formations géologiques contenant de l’eau de façon permanente ou temporaire), afin de les reconstituer et d’éviter de nouveaux affaissements. Le procédé a été utilisé avec succès en divers endroits du monde comme le district d’El Carracillo (Espagne), l’île de Hilton Head (Caroline du Sud), la ville de Perth (Australie) et même Pékin (Chine).
Certaines villes-monde ont pour leur part arrêté de pomper les eaux souterraines après des décennies d’extraction excessive. C’est le cas de Tokyo (Japon), où la terre avait commencé à s’enfoncer de plus en plus, jusqu’à un pic de 24 centimètres en 1968. Suite à l’adoption de lois limitant le pompage, l’affaissement a ralenti à 1 cm par an au début des années 2000. Sujette à ce phénomène dès 1921, Shanghai, en Chine, a vu l’adoption d’une batterie de mesures (limitation de l’usage des eaux souterraines, recharge artificielle, etc.) permettant d’y mettre un frein. Aujourd’hui, l’affaissement de terrain maximal de la ville autorisé est de 6 millimètres par an. En cas de dépassement, la captation dans les aquifères est soumise à des restrictions plus sévères.
La seconde technique, moins durable, est le malaxage (ou mélange) profond du sol. Concrètement, des agents stabilisants tels que le ciment, la chaux, des matériaux biodégradables… sont injectés en profondeur, améliorant la capacité portante du sol et réduisant sa sensibilité au tassement. Elle a été largement employée en Chine et en Europe pour divers projets de construction.
Autre piste, la consolidation sur les fondations sous la forme d’une dalle hérissée de grandes poutres métalliques qui, en agissant comme une semelle entre le sol et le bâtiment, constitue un étayage renforcé destiné à empêcher les affaissements et les déformations de terrain. Ces dalles peuvent en outre être utilisées pour supporter le poids de structures telles que des gratte-ciel ou des ouvrages d’art.
Construire plus léger
L’atténuation du poids des bâtiments fait partie de la palette de solutions, en privilégiant des matériaux plus légers tels que le bois, le gypse, l’acier, la fibre de carbone, le bambou, etc. En Suède, la ville de Skellefteå a ainsi inauguré en 2021 le plus haut gratte-ciel en bois du monde, qui culmine à 80 mètres. Des solutions technologiques innovantes proposent elles aussi des perspectives encourageantes, comme les alliages et mélanges à base de polymères et composites novateurs, des dispositifs inspirés de la nature tels que les structures en nid d’abeilles… ou les matériaux de construction légère comme les panneaux de bois, les armatures métalliques, les vitrages, qui composent également les matériaux préfabriqués.
Le poids de l’ensemble des objets solides inanimés fabriqués par l’homme (dont les bâtiments) est désormais plus élevé que celui de l’ensemble du vivant (plantes, bactéries et animaux, etc.), selon l’Institut Weizman3.
Science des sols
Des groupes de chercheurs à travers le monde travaillent au déploiement de techniques alliant modélisations numériques et expérimentations. Grâce au développement de l’auscultation géotechnique, les méthodes d’observation vont en effet trouver de nouveaux débouchés. Les scientifiques pourraient aussi compter sur des alliés inattendus et inédits, les bactéries notamment, déjà utilisées pour améliorer la portance des sols. À l’image de la technique de bio-calcification, par laquelle des bactéries injectées, par exemple dans des digues, conduisent à la formation de calcite.
Mais la seule intervention directe sur les sols ne suffira pas. Il faut agir sur les causes de leur dégradation – à commencer par reconsidérer l’étendue des surfaces au sol artificialisés dans les projets urbains – et tendre vers la réduction notable des émissions de GES à l’origine du réchauffement climatique, lui-même responsable de la montée des eaux. Il s’agit enfin de recourir à l’ingénierie du sous-sol, capable de relever le défi des grands travaux de génie civil qui impressionnent le monde entier par leur audace et leur technicité. Si la principauté de Monaco, par exemple, est parvenue à s’étendre avec un écoquartier de 6 hectares à l’Anse du Portier, c’est grâce aux remblais et aux caissons de digue qui ont été apportés jusqu’à 50 mètres de profondeur. Preuve que des interventions de grande ampleur sont possibles.
A écouter : Constructing New Worlds – Episode 9 – R … Comme Résilience
1 Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
2 Paola Viganò, professeure à l’École polytechnique de Lausanne (Suisse), a reçu en 2013 le Grand Prix de l’urbanisme en France et est lauréate du Prix Schelling de théorie de l’architecture 2022.
3 Étude The Mass of Human-Made Materials Now Equals the Planet’s Biomass, revue Nature, décembre 2020.
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