Il semble que le secteur de la construction soit encore lent à adopter l’Intelligence Artificielle (IA). Pour quelles raisons ?
Le secteur accuse un retard, mais le potentiel de l’IA, notamment pour la rénovation, est immense. Pour commencer à intégrer l’intelligence artificielle dans leur mode opératoire, les professionnels doivent d’abord numériser les très nombreuses données et ressources qu’ils manipulent quotidiennement et qui sont encore trop souvent sur papier (plans, archives et registres du bâtiment, rapports d’experts…). Enrichies par des ressources open source (DEP, Open Street Maps), ces données vont alors pouvoir alimenter des applications IA dédiées par exemple à la gestion prédictive de projet, à l’optimisation de la conception et des matériaux, ou à la gestion intelligente des bâtiments. Voilà pourquoi il est essentiel de développer des outils dédiés aux professionnels de la construction, pour leur permettre d’exploiter pleinement le potentiel de l’intelligence artificielle.
Comment être certain que ces outils d’intelligence artificielle vont bien répondre aux attentes des professionnels de la construction ?
C’est justement ce que nous explorons dans mon université, avec le projet de recherche « NaiS ». Ce prototype développé avec de nombreux partenaires du secteur s’appuie sur l’IA, le BIM et les LLM¹, pour aider les professionnels à prendre des décisions pertinentes pour leurs projets – notamment en termes de durabilité. L’objectif du projet NaiS est de tester et valider ces innovations au filtre de projets pilotes avec des applications concrètes, afin de démontrer des bénéfices clairs et mesurables en termes de productivité et de durabilité. Dans le même esprit, nous travaillons en collaboration avec Strabag sur des applications concrètes de l’IA. Le projet de rénovation du bâtiment de bureaux Z_wo à Stuttgart (Allemagne) en est un bon exemple. ’Le bâtiment profite d’une gestion intelligente, et devrait être certifié platine par le Conseil Allemand de la Construction Durable (DGNB). En prouvant ainsi sa valeur, l’IA peut devenir un outil essentiel pour améliorer les pratiques de construction. Mais attention : si l’outil est guidé par l’IA, l’interprétation et la décision restent humaines.
Les mots de l’IA en construction durable / LLM¹Les LLM (Large Language Model) sont des IA capables de traiter d'importants volumes de texte pour comprendre et générer du langage. En construction durable, ils extraient des données clés de documents complexes (matériaux, normes environnementales, etc.), fournissant des informations ciblées et précieuses.
Le professionnel « humain » garde donc toute sa place dans un futur nourri par l’intelligence artificielle ?
Absolument. L’IA ne remplace pas l’humain, elle l’augmente. C’est avant tout un outil au service des professionnels. Il faut créer un pont entre l’homme et la machine si l’on veut bénéficier de prédictions claires et interprétables. Cette nécessité d’une collaboration humain-machine bien pensée est d’ailleurs un élément clé pour surmonter la résistance au changement et favoriser l’adoption de l’IA dans le secteur.
L'IA ne remplace pas l'humain, elle l'augmente.
Justement, quels sont les principaux obstacles à l’adoption de l’IA, et comment les surmonter pour une construction plus durable ?
Les obstacles sont multiples. La nature des données, qui sont à la fois fragmentées et analogiques, pose des problèmes aux plus petites entreprises qui manquent de ressources. Le manque d’experts en analyse de données, le coût élevé des solutions personnalisées et la perception parfois erronée de l’IA comme solution miracle, alors que des systèmes plus simples basés sur des règles ou des méthodes statistiques peuvent être plus adaptés, freinent encore son adoption.
Face à ce constat, les solutions existent : la formation à l’IA, la numérisation systématique des données (des actions simples comme une nomenclature cohérente des fichiers peuvent déjà faire la différence), la mise en place de collaborations interentreprises (avec pourquoi pas le soutien de financements publics), ou encore le développement de solutions de partage de données anonymisées et sécurisées. L’idéal serait de développer des solutions à l’échelle du secteur tout entier, avec un partage sécurisé des données qui permettrait d’identifier des schémas plus larges et des corrélations faibles.
Comment exploiter l’IA pour optimiser la performance énergétique des bâtiments tout au long de leur cycle de vie ?
Les bâtiments modernes, parce qu’équipés en capteurs en temps réel, génèrent des données qui permettent aux opérateurs de maximiser les performances. Avant, on devait arriver à la panne ou la perturbation pour se rendre compte que des améliorations devaient ou pouvaient être faites. Concrètement, cela permet d’améliorer la gestion de l’énergie, sa distribution, son stockage et même sa redistribution en cas de surplus de production photovoltaïque par exemple. Sans oublier que le contrôle énergétique alimenté par l’IA, c’est aussi une mesure précise de l’empreinte carbone qui facilite le respect des réglementations et les futurs investissements pour faire des choix rentables et durables dès le départ, et limiter ainsi le besoin de rénovations, coûteux, par la suite.
Du côté de la qualité de vie, comment l’IA peut-elle contribuer à des bâtiments plus sains, plus confortables et plus adaptés aux besoins des occupants ?
L’analyse en continu par l’IA permet de surveiller la qualité de l’air (CO2, humidité, composés organiques volatils – COV) et ajuste la ventilation en conséquence, avec un impact positif sur la santé des occupants. Elle peut aussi être utilisée pour personnaliser l’environnement intérieur en apprenant les préférences des occupants (température, éclairage, bruit), en renforçant la sécurité ou en détectant les anomalies. Cette observation fine permet aussi d’optimiser l’utilisation des lieux : en analysant les flux et les habitudes, l’IA suggère des réaménagements pertinents des espaces partagés. Le bâtiment devient ainsi plus qu’une simple structure : c’est un environnement vivant qui s’adapte en continu pour offrir bien-être et confort à ses occupants.
Vous êtes spécialiste de la Lean Construction². Comment s’intègre-t-elle à l’utilisation de l’IA ?
La Lean Construction vise à maximiser la valeur et minimiser les gaspillages. Couplée à IA, qui automatise l’analyse, la planification et l’exploitation technique, vous gagnez naturellement en performance. Par exemple, vous pouvez spécifier que pour une semaine particulière, dans une zone spécifique, vous avez besoin de trois grues, de certaines ressources et de besoins énergétiques spécifiques sur votre chantier. Avec ces données, l’IA vous offre une analyse précise et optimale de la gestion des ressources globales ou spécifiques (un lieu ou une ressource donnés sur une période donnée). Le gain de temps et la maximisation de la prise de décision sont considérables. L’autre objectif de la Lean Construction est d’obtenir de la transparence et une compréhension plus fine du projet. Sur ce sujet, l’IA, grâce aux données, peut améliorer la compréhension grâce à une vision plus exhaustive, et ouvrir même la porte à des alternatives de conception.
Les mots de la construction durable / LEAN CONSTRUCTION²Inspirée du Lean Management, la Lean Construction est une approche de gestion de projet visant à maximiser la valeur et minimiser les gaspillages dans la construction. Elle se concentre sur l'optimisation des processus, l'élimination des tâches inutiles et l'amélioration continue. Elle permet de limiter l'utilisation des ressources (matériaux, énergie, temps), de réduire les déchets, de minimiser l'impact environnemental des chantiers et d'améliorer la collaboration entre les différents acteurs du projet. En favorisant la transparence, la communication et la résolution collaborative des problèmes, la Lean Construction contribue à des projets plus efficients, plus rentables et plus respectueux de l'environnement.
Face aux défis et opportunités de l’IA, quelles tendances vous rendent optimiste pour un environnement bâti plus durable ?
Pour moi, l’objectif, à long terme, serait celui de la construction d’une base de données constamment alimentée par des datas anonymisées et statistiques, gérée par un organisme neutre, pour éclairer les décisions et accélérer la transition vers une construction plus durable. En exploitant les forces de l’expertise humaine et de la technologie de l’IA, l’industrie de la construction peut progresser vers des résultats plus durables, rapidement.
Achevé en 2023 à Berlin (Allemagne), le Edge East Side est un immeuble de bureaux connectés, conçu par les cabinets Barkow Leibinger et Eike Becker Architekten. Il intègre des outils de monitoring et d’automatisation des performances énergétiques qui ajustent les systèmes d’exploitation en temps réel pour maximiser l'efficacité et le confort.
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