Regards d’architectes sur la construction durable

Benedetta Tagliabue (Italie) :
« Dehors, c’est aussi notre maison »

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Le pavillon de l’Espagne à l’exposition universelle de Shanghai, en Chine en 2010, réalisé entre autres à partir d'osier (réalisation agence EMBT).

Urbanisation
Point de vue
Durée de lecture : 8 min 8 min
02/08/2023

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Lauréate 2023 du Global Award for Sustainable Architecture*, l’architecte italienne Benedetta Tagliabue s’investit dans des projets de construction durable et de réhabilitation d’espaces publics où la qualité du bâti est indissociable de celle de son environnement et du bien-être de chacun. Son approche originale, souvent expérimentale, se fait toujours dans le respect des sites, de leur histoire et de leur culture comme dans celui des matériaux qu’elle réinvente.
Benedetta Tagliabue, lauréate 2023 du Global Award for Sustainable Architecture.

Aujourd’hui, une construction doit répondre à des exigences de durabilité. Quelle est votre approche ?

Benedetta Tagliabue : En architecture, il s’agit d’abord de trouver une bonne raison de créer. L’histoire de cette discipline regorge d’exemples de luttes pour pouvoir réaliser une construction ou des aménagements. Une caractéristique de l’intelligence humaine est sa capacité à se frayer un chemin à travers ce qui est impossible, de trouver des réponses auxquelles on ne pensait pas. Le rôle des architectes est d’utiliser cette faculté d’aller chercher la difficulté. La manière intelligente de trouver de nouvelles voies, c’est de regarder la nature. On peut en apprendre beaucoup en termes de stratégies, notamment pour répondre au changement climatique. Chaque fois que je contemple un bâtiment ancien, je réalise les obstacles, le temps et la force qu’a nécessités sa construction. Quels que soient les ressources et matériaux alors disponibles, leur présence est pour la plupart toujours pertinente. En ce sens, l’architecture historique est très durable par nécessité.

Le marché Santa Caterina, dans le quartier réhabilité de la Ribera dans la Ciutat Vella à Barcelone (Espagne), est recouvert d’un toit en céramique (réalisation agence EMBT).

Comment apprendre à faire face au dérèglement climatique ?

B. T. : Nous sommes dans un moment très critique, mais je pense qu’il n’est pas nécessaire d’être catastrophiste et de jouer les Cassandre. Nous devons utiliser notre intelligence pour répondre à cette crise, même si paradoxalement c’est elle qui nous a amenés jusqu’ici. J’aime beaucoup expérimenter, découvrir des techniques nouvelles, c’est fantastique. Mais je me suis aperçue qu’en réalité il n’y a pas de nouveauté dans les matériaux durables, car nous les utilisons déjà depuis longtemps. Je me souviens du jour où j’ai découvert le mot « original », qui veut dire être dans l’exception, l’innovation, mais aussi être à l’origine. Ce que nous considérons comme un matériau original est souvent d’origine, déjà connu.

Quel matériau par exemple ?

Nous travaillons fréquemment autour des textures, comme le tissu. C’est une technique très ancienne et partagée à travers le monde. Lors de l’exposition universelle de 2010 à Shanghai, en Chine, nous avons réalisé pour l’Espagne un pavillon en osier. J’ai découvert que cette matière et cette technique étaient également partagées par l’humanité entière. C’est comme un langage universel. Même s’il est compliqué de l’utiliser comme matériau de construction, nous sommes capables d’expérimenter et de tester cette technique combinée à des matériaux durables. Tout cela repose sur un artisanat très ancien.

Votre matériau de prédilection est la céramique. Quels sont ses atouts en matière de construction ?

B. T. : Une collaboration avec une artiste de Barcelone nous a amenés à considérer la céramique d’une manière originale et à développer une nouvelle approche. Ce matériau fantastique très ancien, considéré comme trop populaire dans les années 1980 et 1990 et ne correspondant plus alors à l’esthétique de l’époque, affiche d’énormes potentiels thermique, hydrofuge et esthétique. Au point de devenir le matériau fétiche des architectes. Peut-être faut-il réintroduire la céramique peu à peu ? Nous, nous l’avons redécouverte. Beaucoup de nos projets l’utilisent. Dans ce moment particulier de dérèglement climatique, le bois et la céramique sont des matériaux avec lesquels nous pouvons innover grâce aux nouvelles technologies et à une esthétique réinventée.

Il y a aussi le verre, que vous utilisez beaucoup…

B. T. : Il ne laisse pas passer la lumière… Le verre est un matériau très spécial – dont la matière première vient de la terre – induisant une chimie particulière, avec une grande capacité de transparence et de protection. N’oublions pas que le verre était le secret de Venise, une ville que j’aime par-dessus tout. La technologie du verre est très avancée, mais le produit reste aujourd’hui encore fort mystérieux ; il est donc important de continuer à l’expérimenter. Quant à son usage, il est très positif. Beaucoup de bâtiments sont en verre. Mais il y a d’un côté la question esthétique et de l’autre, l’a priori qu’une ville ne comportant que des bâtiments en verre ne serait pas durable.
Nous utilisons le verre toujours en association avec d’autres matériaux. Comme c’est une matière qui évolue constamment – si elle laisse passer la lumière, elle est aussi conçue aujourd’hui pour s’en protéger –, nous devons l’employer avec beaucoup de discernement et l’insérer dans nos projets d’une manière équilibrée et fonctionnelle. Par exemple, l’orientation des bâtiments est importante. Nous participons à un concours pour un projet de station de métro à Prague (République tchèque) qui comprend une grande verrière. C’est une ville magnifique, mais qui manque de lumière en hiver. C’est pourquoi de nombreux espaces publics sont couverts de verre, qui offre d’énormes possibilités. Ainsi, grâce à des traitements spécifiques, il peut aller jusqu’à produire de l’énergie photovoltaïque intégrée…

La gare de Clichy-Sous-Bois/Montfermeil (France), sur la future ligne 16 du Grand Paris, sera ouverte en 2026 (réalisation agence EMBT).

Et là encore, il est possible de s’inspirer des méthodes anciennes, comme à Bologne (Italie) où toutes les rues de la ville, ou presque, sont bordées d’arcades…

B. T. : Les arcades sont une grande invention. On pense que c’est une chose normale, or c’est fabuleux parce qu’elles permettent de se protéger du chaud et du froid simplement grâce à la structure même des bâtiments qui dessinent la ville. L’arcade, c’est un entre-deux, entre l’espace privé et public : on est près de la porte de la maison, mais ce n’est pas la rue et on est à l’abri.

Pour qualifier l’esprit de vos travaux, vous dites : « Outside space is also home » (Dehors comme à la maison). Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

B. T. : Je ne suis pas partisane des bâtiments strictement séparés de l’extérieur. J’aime plutôt cette utopie d’une construction conçue comme la protection d’un arbre. Être un peu dans l’arbre, mais aussi dehors. Nous avons, par exemple, élaboré le projet d’un bâtiment comprenant des logements les plus réduits possible. Notre idée était de ne pas faire un bâtiment mais une grande toiture qui abrite des activités, dotée d’un lieu pour se réunir, se rencontrer, faire ses courses et réduire ainsi l’empreinte de l’ensemble dans le quartier. C’est dans cet esprit que nous avons abordé en France le projet de la gare de Clichy-Montfermeil, en région parisienne (France), qui verra le jour en 2026. L’extérieur de la gare est un espace public qui ressemble aux riverains. Les bâtiments sont couverts par une pergola translucide qui ouvre un puits de lumière naturelle jusqu’aux quais du métro. Les murs sont importants aussi : les habitants de Clichy-sous-Bois et Montfermeil vont les colorier. Une fresque sera réalisée par l’artiste français JR. Ainsi, nous touchons la terre avec une œuvre d’art. Il s’agit d’une architecture qui ressemble aux gens qui y vivent, conçue comme une grande salle de bal où ils peuvent se retrouver. Si nous possédons notre appartement, dehors nous appartient aussi. L’objectif est de favoriser une forme d’appropriation pour se sentir bien là où nous vivons. Et si on se sent bien, on se comporte bien. C’est la base de nos sociétés.

Vous voulez dire que pour privilégier le bien-être et la santé des habitants, il faudrait une architecture moins protectrice, cloisonnée, mais plus poreuse entre intérieur et extérieur ?

B. T. : À Clichy-sous-Bois et Montfermeil, il est évident qu’il existe un problème social. Les pouvoirs publics sont d’accord pour s’y atteler. C’est pourquoi un projet doit être acceptable pour la société. Comme je le disais, les gens doivent pouvoir s’approprier les lieux comme à la maison. Ce n’est pas un cadre extérieur qu’une autorité a imposé. Nous devons être mimétiques, pas imposants, et travailler avec les images d’une ville qui existait déjà. Nous avons souvent étudié l’esthétique du marché. Comment les gens s’y rendent, ce qu’ils y font… Comment faire pour que la gare ressemble à la ville et à la vie tout autour ? Nous avons fait des workshops (ateliers) avec des femmes de Clichy-sous-Bois et Montfermeil et leur avons demandé de sélectionner la texture qui symbolise leur pays d’origine. C’est une richesse incroyable. Elles ont fait leur choix et se sont mises à retailler, à leur manière, différentes pièces qui nous ont inspirés pour concevoir la pergola et l’intérieur de la gare.

HafenCity, quartier central sur les bords de l’Elbe à Hambourg (Allemagne), est un projet de réaménagement d’une ancienne partie du port (réalisation agence EMBT).

Pensez-vous que l’esthétique soit un levier pour encourager la durabilité ?

B. T. : Oui. Mais c’est plus que ça… C’est l’âme des gens. Je suis très obsessionnelle avec ce concept de se sentir à la maison. Nous concevons beaucoup d’espaces publics et j’essaie toujours de faire en sorte que les gens s’y sentent comme chez eux. C’est important. Notre manière de vivre aujourd’hui nous porte à être dehors plus souvent. Métro, rue, ville, sont des lieux où l’on doit se sentir protégé.

Ce « comme à la maison » est-il une constante dans tous vos projets ?

B. T. : Dans une certaine mesure, oui. Parmi les projets qui ont jalonné ma carrière, j’ai beaucoup appris de la réhabilitation du marché Santa Caterina, à Barcelone. Il ne s’agissait pas seulement de refaire un marché, mais bien d’une régénération urbaine du quartier qui a duré dix ans. Le pavillon de l’Espagne à l’exposition universelle de Shanghai a également été très important. D’abord, il a fallu bâtir avec un matériau en tissu et une ossature en osier – c’était très nouveau – qu’on ne peut pas utiliser dans une construction durable, mais intéressant pour un pavillon éphémère et j’envisage de refaire l’exercice avec une technologie plus durable. Autrement dit, essayer d’unir la technologie de la campagne et celle de la ville. Dans l’esprit « comme à la maison », nous avons réalisé un petit bâtiment de l’hôpital Sant Pau à Barcelone, un concept qui vient d’Angleterre où certains hôpitaux ne sont pas très hospitaliers… D’où cet endroit où l’on peut se relaxer, similaire à certaines pièces de la maison. Nous avons construit récemment dans cette optique l’église San Giacomo Apostolo, à Ferrara (Italie), à travers une architecture dédiée à la vie spirituelle dans cette ville médiévale où l’art est partie intégrante du quotidien.

L’église San Giacomo Apostolo à Ferrara, en Italie (réalisation agence EMBT).

Quels sont vos derniers projets en cours de réalisation ?

B. T. : Nous sommes très fiers de la station Centro Direzionale du métro de Naples (Italie), en cours d’achèvement : un projet expérimental qui utilise du bois dans un environnement très dur de béton, de verre et de fer. Les architectes espagnols ayant la spécificité d’être aussi paysagistes, nous intervenons dans le port de Hambourg (Allemagne) pour régénérer et urbaniser les rives de l’Elbe, en centre-ville. Cette opération s’étale sur 25 ans. Enfin, nous sommes en train de bâtir un front de mer à Rimini (Italie), avec un grand paseo de verdure juste derrière la plage. Comme je le disais, l’intérieur et l’extérieur forment un tout pour se sentir bien.

La future station Centro Direzionale du métro de Naples, en Italie (réalisation agence EMBT).

[*] Le Global Award for Sustainable Architecture (Prix mondial de l’architecture durable) a été créé en 2006 par l’architecte et chercheure Jana Revedin, avec la Cité de l’architecture et du patrimoine de Paris comme partenaire culturel. Ces trophées ont pour but de promouvoir l’innovation et l’expérimentation de nouvelles formes de création.

Crédits photos: © Thomas Hampel, © Roland Halbe, © Shen Zhonghai © Marcela Grassi, © EMBT, © Paolo Fassoli, © Toni Ricard-Alta

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