CSF : Vous disposez d’une expérience de plus de trente ans dans la promotion et l’implémentation de la construction durable en Inde. Comment votre parcours personnel vous a-t-il mené à comprendre le lien crucial entre les enjeux sociaux et environnementaux ?
L’Inde dispose d’un héritage historique en construction durable. Regardez notre patrimoine, les anciens forts et palais étaient construits selon des principes que nous considérons aujourd’hui comme innovants (approche bioclimatique, isolation performante, passivité). Quand j’ai commencé à me former, bien sûr que cet héritage m’accompagnait. Quant aux enjeux sociaux, le secteur de la construction en Inde est obligé de composer avec une réalité sociale très contrastée. Construire local, passif et adapté au climat est une nécessité quand les ressources sont limitées. Avec le temps et la prise de conscience politique, l’utilisation informelle des principes durables et la volonté de soutenir la construction de logements abordables, se sont transformés en réglementations et subventions publiques qui ont donné un élan vertueux au secteur.
Construire local, passif et adapté au climat est une nécessité quand les ressources sont limitées.
CSF : Dans une interview, vous notiez une sensibilisation croissante à la construction durable ces dernières années. Qu’est-ce-qui a favorisé cette prise de conscience et comment les différents acteurs du secteur ont-ils soutenu cette évolution en Inde ?
L’engagement et la politique de sensibilisation de l’Inde pour une neutralité carbone en 2070 a naturellement mis le secteur de la construction, l’un des plus gros émetteurs, au centre des discussions.
78%
des professionnels du secteur de la construction en Inde jugent prioritaire de développer davantage de projets de construction durable (soit 11 points de plus que la moyenne obtenue sur l’ensemble des 22 pays de l’étude). Source : Baromètre 2024 de la Construction Durable
Les organismes de certification comme le nôtre, avec la norme LEED¹, ont amplifié ce mouvement en travaillant main dans la main avec les professionnels pour faciliter l’adoption des nouveaux standards. Et les résultats sont là : nous avons maintenant des bâtiments qui démontrent concrètement qu’on peut allier rentabilité et performance environnementale. Ces succès entraînent un réel effet boule de neige qui, combinés à l’émergence d’une nouvelle génération formée à ces enjeux dès le plus jeune âge, créent une dynamique positive que les industriels sont aujourd’hui prêts à accompagner.
La norme LEED en IndeLEED pour Leadership in Energy and Environmental Design, est un système de certification international qui évalue la performance environnementale et énergétique des bâtiments.
- Ces dernières années, l’Inde s’est régulièrement classée parmi les trois premiers pays en matière d’adoption de la certification LEED.
- Les projets commerciaux certifiés LEED en Inde comptent plus de 2 800 initiatives, couvrant plus de 1,5 milliard de pieds carrés.
- L’Inde est également un leader mondial en matière de bâtiments à zéro émission nette, détenant le plus grand nombre de certifications LEED Zero au monde.
CSF : Comment concilier le besoin urgent de logements résidentiels abordables aux principes de construction durable ?
Mili Majumdar : La part de logements “abordables”, soit ceux qui seront habités par des personnes n’ayant pas accès à des ressources économiques suffisantes pour payer des dépenses énergétiques ou même le traitement des déchets, est très importante en Inde. Même si la construction de logements sociaux et durables est subventionnée, le challenge reste, pour les promoteurs immobiliers, de trouver l’équilibre entre accessibilité des logements et leur rentabilité commerciale. Le gouvernement soutient cette transition de deux manières. D’abord, à travers le Code National du Bâtiment qui impose des normes strictes en matière de consommation énergétique. Ensuite, via le Bureau de l’Efficacité Énergétique qui a développé un système complet d’étiquetage énergétique des produits et fait la promotion active des énergies renouvelables. Ces initiatives donnent aux acteurs de la construction des outils concrets -obligations légales, subventions et informations accessibles – pour évoluer vers des pratiques plus durables. Il faut cependant garder à l’esprit qu’une solution durable n’est pas forcément sociale, ce qui demande une certaine flexibilité dans les techniques et les matériaux employés pour s’adapter à la nature très différente des projets et des ressources disponibles.
CSF : Alors, comment promouvoir l’adoption de pratiques de construction durable dans les communautés aux plus faibles revenus ?
Mili Majumdar : Il existe différentes couches de durabilité. Quand les moyens sont limités, il faut partir des principes premiers, c’est-à-dire : réduire. Réduire la demande énergétique, réduire l’utilisation des ressources, réduire l’espace dont vous avez besoin pour construire. Il faut adapter ces principes premiers et en tirer parti dès la conception. C’est plus délicat quand la réflexion se fait après-coup et qu’il faut rénover, car cela devient vite beaucoup plus coûteux. Aujourd’hui, en raison de l’échelle des opérations, le coût des matériaux durables (vitrage bas-carbone, systèmes solaires, etc.) a considérablement baissé. Le coût n’est donc plus la première préoccupation, si les solutions durables sont intégrées dès le départ.
Le coût n’est plus la première préoccupation, si les solutions durables sont intégrées dès le départ.
CSF : Une étude récente menée par le GBCI a montré que de nombreux bâtiments certifiés durables ne sont pas suffisamment entretenus pour le rester, avec un impact certain sur la santé des occupants. Comment expliquer ce phénomène ?
Mili Majumdar : Le problème réside dans la transmission des connaissances. Quand les équipes de conception et d’exploitation d’un bâtiment sont différentes, le potentiel durable peut rester inexploité, malgré une certification, si aucun travail de formation ou de partage de l’expertise est effectué. La clé est de rendre l’invisible visible : il faut surveiller, enregistrer et analyser en continu les performances du bâtiment. C’est comme un organisme vivant qui nécessite un suivi constant pour ajuster ses systèmes au bon moment. Sans ce monitoring systématique des indicateurs, impossible d’identifier les sources d’inefficacité et d’améliorer réellement les performances.
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CSF : La transition vers la construction à faible émission nécessite de repenser tout le cycle de vie des bâtiments. Comment l’Inde aborde-t-elle la question du carbone incorporé ?
Mili Majumdar : Nous vivons actuellement une transition importante. Si nous nous sommes longtemps concentrés sur l’énergie opérationnelle des bâtiments, la question du carbone incorporé² prend désormais une place centrale. Les grandes entreprises montrent déjà l’exemple en développant des déclarations environnementales de produits³ et en créant des bases de données. Cependant, notre tissu industriel est majoritairement composé de PME qui peinent à suivre ce mouvement, faute de moyens pour transformer leurs méthodes de production et verdir leurs chaînes d’approvisionnement. Le carbone incorporé est un domaine en pleine croissance sur lequel nous travaillons beaucoup à l’USGBC, grâce notamment, à une nouvelle certification, LEED 5, qui intègre des objectifs de réduction du carbone incorporé et crée un élan pour la conception de nouveaux matériaux et processus de production, moins émetteurs et plus abordables.
Les mots de la construction durable : Le carbone incorporé²Le carbone incorporé représente l'ensemble des émissions de CO₂ générées tout au long du cycle de vie d'un bâtiment : de l'extraction des matières premières à la démolition, en passant par la fabrication des matériaux et la construction. C'est l'empreinte carbone « invisible » du bâtiment.
Les mots de la construction durable : La Déclaration Environnementale de Produit³Document qui détaille l'impact environnemental d'un matériau ou produit sur l'ensemble de son cycle de vie. Véritable « carte d'identité écologique », elle permet aux professionnels de comparer objectivement les produits et de calculer l'empreinte carbone globale plus facilement.
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CSF : Quelles opportunités internationales voyez-vous pour développer la construction durable et répondre aux besoins sociaux et environnementaux actuels ?
Mili Majumdar : Les opportunités sont nombreuses. Tout d’abord, le partage technologique profiterait aux pays n’ayant pas encore les moyens de financer la création d’outils à grande échelle, notamment pour le monitoring et la réduction du carbone incorporé. La récupération, l’analyse et le large partage de données représentent aussi une occasion pour améliorer la prise de décision grâce à l’intelligence artificielle sur une plus grande base statistique. Je vois aussi de beaux liens à tisser entre la finance durable, qui attire beaucoup l’attention, et le secteur de la construction. C’est en faisant grandir la filière que nous pourrons en faire baisser les coûts et rendre les techniques de construction durable, finalement plus abordables.
CSF : Quel message-clé aimeriez-vous transmettre aux professionnels et aux décideurs sur l’importance de lier les questions sociales et environnementales pour assurer un avenir de la construction plus durable ?
Mili Majumdar : La clé se situe dans l’exemplarité et la cohérence. Édicter de nouvelles réglementations ne suffit pas. Elles doivent être appliquées en premier lieu par ceux qui les décident, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas. D’un autre côté, elles doivent aussi correspondre à la réalité et aux ressources de la population, comme des petites et moyennes entreprises. En Inde, nous ne manquons pas de normes et de codes de la construction durable. Le problème reste leur application. Il faut donc être honnête, établir des règles réalistes et aider la population à les appliquer.
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Crédits photos: Ranish Trivedi, Rajesh Voda, Balkrishna Doshi