Une ville connectée est-elle devenue vraiment intelligente ?
Antoine Picon : La ville n’a pas attendu le numérique pour devenir intelligente. Fort heureusement, les humains qui l’habitent sont plus intelligents que les machines. D’ailleurs, en version originale, « smart » city signifie plutôt agile, débrouillard, efficace… Ce qui est en train de se jouer, c’est l’émergence d’une nouvelle forme d’intelligence collective où l’assemblage homme/machine déplace les termes du problème. La ville devient intelligente de façon différente parce que peuplée d’humains, mais aussi d’algorithmes. Dans ce contexte, la smart city est une notion séduisante. Mais on a voulu en faire quelque chose de tellement neuf et en rupture que, finalement, elle perdait un peu de son sens.
La smart city, telle qu’on la présentait il y a une quinzaine d’années, aurait-elle perdu de son charme ?
A. P. : Dans les années 2007/2008, la smart city est née de l’appétit des grands acteurs du numérique, IBM et CISCO, à la recherche de nouveaux marchés. D’autres acteurs – les plateformes de services, fondées sur la relation algorithmique type Uber ou Airbnb et la géolocalisation comme Waze ou Citymapper – sont venus renforcer cette idée. Plus tard, les métiers traditionnels de la ville ont suivi le mouvement. Mais, devant la complexité des questions urbaines, notamment leur dimension politique, certains géants du secteur ont compris qu’il était difficile de les appréhender dans une rationalité purement numérique. Google a ainsi abandonné son projet de quartier intelligent à Toronto, au Canada. Néanmoins, la révolution s’est accomplie, d’une certaine manière. Aujourd’hui, partout dans le monde, les villes ont des stratégies smart city, différentes les unes des autres pour des questions de moyens. Celles où le prix du mètre carré est plus élevé peuvent être mieux connectées parce qu’elles sont plus rentables. Pour autant, les villes africaines, moins bien dotées, ont elles aussi déployé des applications à l’usage de leurs habitants. Selon Mark Weiser, gourou de la Silicon Valley, « les technologies qui réussissent deviennent invisibles ». Je dirai que la ville intelligente est en train de devenir invisible. C’est au moment où on ne parle plus des technologies qu’elles se développent à grande vitesse, à l’image des canaux, du chemin de fer puis des autoroutes depuis le XIXe siècle. Par ailleurs, les ambitions sont revues à la baisse, loin du discours d’anticipation démesuré des années 2010 où l’on pensait, par exemple, que les problèmes environnementaux allaient se résoudre grâce au numérique. On sait aujourd’hui que non. Le réchauffement climatique n’est pas soluble dans le numérique. Dans ce sens, la révolution ne s’est pas faite.
L’approche des smart cities serait-elle alors devenue plus pragmatique ?
A. P. : Nos habitudes ont rejoint cette invisibilité des technologies partout dans le monde. Quoi de plus normal que de voir sur son téléphone portable l’état du trafic routier ou des transports urbains à l’échelle de la France ? Les exemples ne manquent pas. Certes, il y a Singapour, mais une cité-État avec des moyens pareils, c’est inimitable ! En Europe, nous ne sommes pas trop mal placés : Vienne, Londres, Barcelone, Paris, Lyon… Autant de villes où nous pratiquons l’intelligence des smart cities sans même nous en apercevoir. Ce qui diffère, ce sont les approches philosophiques. Les Chinois sont dans une vision très descendante et orientée sur le contrôle. Les Américains privilégient la création de marchés et de plateformes pour les entreprises. L’Europe essaie de trouver un équilibre entre ces deux tendances, avec une conscience de l’intérêt public un peu plus forte. En résumé, la smart city est le reflet des choix politiques des territoires où elle s’exerce, les technologies n’étant que l’émanation d’orientations plus générales. Les spécialistes des STS (Science & Technology Studies) parlent de co-production, celle des outils et de la gouvernance. Aurait-on survécu à la crise Covid sans ces technologies, même si la traçabilité mise en place en Corée du Sud n’a pas empêché le recours à des techniques de contrôle des populations plus traditionnelles ? Il faut s’adapter constamment. Je pense notamment à l’intégration des énergies renouvelables dans les smart grids, permettant de piloter plus finement les événements en cas de pic de consommation. Le numérique accompagne cette mutation technologique vers une technologie plus agile.
Est-ce aussi le cas en matière de transition énergétique ?
A. P. : Nous allons devoir adopter une frugalité numérique, car ce domaine d’activité génère une empreinte carbone à la progression spectaculaire. Déjà, en 2013, la consommation d’énergie du cloud dépassait de 50 % celle de l’aviation civile. Le plus inquiétant est surtout son taux de croissance (+11,3 % en 2022[2]), alors même qu’il va falloir user avec parcimonie de l’énergie et des matériaux. D’un autre côté, le numérique est nécessaire pour gérer plus efficacement les ressources. Un équilibre reste donc à trouver. Par exemple, entraîner une IA coûte très cher en temps de calcul et en énergie, ce n’est pas neutre du tout. Il faut aussi traiter le e-waste (déchets électroniques), difficile à recycler, et parfois non recyclable.
Un autre défi s’annonce : les pics de chaleur, qui vont dépasser les 40°C en région parisienne vers 2050. Comment l’infrastructure numérique va-t-elle tenir le choc ? Sans compter le problème d’élévation des eaux, le numérique n’aimant pas l’eau… Dans un monde où le prix du foncier est plus élevé que celui du térabyte, et où le réchauffement climatique s’exerce dans l’espace physique, les problèmes spatiaux gardent toute leur importance primordiale. Pour autant, il ne faut pas opposer le numérique aux techniques traditionnelles : pour rénover les immeubles, une isolation absolue est peut-être moins pertinente qu’une meilleure organisation des échanges thermiques, tandis que pour mieux anticiper le problème d’énergie grise, on a besoin de modélisation numérique. Nous vivons dans un monde physique que le numérique aide à comprendre et à manipuler.
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La smart city aurait-elle été trop pensée et pas assez vécue ?
A. P. : C’est une révolution fondamentale de notre rapport à la technologie, mais ça ne change pas tout. Le numérique dépend beaucoup de la façon dont on l’utilise. Idem pour les infrastructures. On ne va pas mettre des capteurs partout. Il va falloir gérer l’existant, peut-être concevoir moins de neuf. Et donc rénover, réaménager, réparer… Démolir étant la chose la moins souhaitable. Il est bon de se souvenir que pour cela, on va utiliser des maquettes numériques. Le débat ne réside pas dans le choix entre la décroissance ou continuer comme avant. Sans décroître, il faut croître plus modérément et de manière soutenable. Ce qui n’est pas évident.
Est-il possible d’envisager d’autres évolutions ?
A. P. : Deux grands enjeux se profilent. D’abord, la connexion entre smart city et ville verte/ville durable. Ces deux piliers de l’évolution techno-urbaine vont muter vers un meilleur usage du numérique et une gestion beaucoup plus fine de la nature dans les villes. Ensuite, l’axe du collectif et du politique va s’intéresser à la façon de vivre ensemble. Le nouveau contrat social urbain qui se dessine intègre le non-humain – animaux, plantes, éléments naturels comme l’eau des rivières et des lacs, l’air… À mesure que la ville va continuer à se dématérialiser, de nombreuses questions vont se poser : comment mieux gérer les ressources naturelles ? Quels nouveaux matériaux de construction privilégier ? Quelle proportion de numérique injecter dans leur régulation ?…
[1] Antoine Picon est l’auteur de nombreux ouvrages et articles de référence, notamment sur les smart cities : - Smart cities. Théorie et critique d'un idéal auto-réalisateur, Paris, Editions B2, 2013. - La Ville des réseaux - un imaginaire politique, Paris, Editions Manucius, 2014. - Smart Cities: A Spatialised Intelligence, Chichester, Wiley, 2015. - Où en est la ville intelligente ? revue Constructif n°63, novembre 2022, p. 57-60. [2] https://numeum.fr/actu-informatique/bilan-2022-et-perspectives-2023-du-secteur-numerique-75-de-croissance-attendue-en
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