Regards d’architectes sur la construction durable

Regards d'architectes :
« L'adaptabilité est notre tâche la plus urgente. »

Lire la légende du visuel

Le Global Award for Sustainable Architecture™, fondé par Jana Revedin en 2006, a récompensé cinq lauréats en 2024, dont le professeur Klaus K. Loenhart, architecte et paysagiste, fondateur et PDG de Studio terrain. Son équipe a conçu "BREATHE", le pavillon autrichien à l'Expo Milano 2015 (visuel) avec l'air comme principal élément de conception. Le bâtiment, composé d'une forêt dense, a créé un microclimat et a permis de supporter la chaleur sans climatisation. Crédits : BREATHE ©Terrain Marc Lins

Urbanisation
Point de vue
Durée de lecture : 6 min 6 min
16/07/2024

Partager l'article

Les architectes sont au cœur des évolutions de nos habitats et des dynamiques de durabilité qui alimentent les mutations de la construction. A travers leurs visions plurielles et novatrices, les architectes inspirent, mobilisent et questionnent, pour faire bouger les lignes. La série « Regards d’architectes sur la construction durable » leur donne la parole.
Jana Revedin devant une peinture de Max Beckmann chez elle à Venise.

Jana Revedin est architecte, docteur en sciences architecturales et urbaines et professeure titulaire à l’École Spéciale d’Architecture de Paris. Elle a créé en 2006 le Global Award for Sustainable Architecture™, récompensant chaque année les architectes engagés dans la recherche d’une nouvelle éthique architecturale. Jana a accepté de nous partager sa vision humaniste de l’architecture.

L’architecture devrait-elle faire sa révolution ? Et si oui, comment ?

Les architectes sont des esprits révolutionnaires depuis le tout début. Notre éthique professionnelle et humaniste nous demande de ne pas répéter des solutions confortables, mais d’explorer inlassablement la manière la plus adaptée d’assurer la vie sur cette planète. Firmitas, utilitas, venustas demandait Vitruve, le premier théoricien de l’architecture du 1er siècle avant J.-C. : la stabilité, donc la durabilité, l’utilité et la beauté. Le Bauhaus, il y a plus de cent ans, appelait à l’écologie urbaine et architecturale, à des environnements de vie au bénéfice des utilisateurs – et de tous les utilisateurs, pas seulement d’une élite sociale. Pourquoi avons-nous oublié ces devises pleines de sens ? Parce que depuis les années 1940, l’industrie de la construction en béton, suivant les dogmes de la tabula rasa de Le Corbusier, a installé un colonialisme architectural dans le monde entier. Elle a éliminé le savoir-faire local, l’enracinement vernaculaire, la participation des usagers et la dimension humaine de l’environnement bâti.

En plus des Objectifs de Développement Durable fixés par l'ONU, luttons pour la beauté, le caractère, l'ambiance, la qualité de vie quotidienne et la santé, tous mesurables par nos 5 sens !

Mais la contre-révolution bat son plein, le changement de paradigme vers une architecture humaine, respectueuse des énergies géo et bio-sourcées, des structures et des matériaux de tous les continents, progresse. En plus des Objectifs de Développement Durable fixés par l’ONU, luttons pour la beauté, le caractère, l’ambiance, la qualité de vie quotidienne et la santé, tous mesurables par nos 5 sens ! Car les avantages techniques seuls ne touchent que les esprits, mais pas les cœurs de nos clients.

Quels sont les trois défis auxquels le secteur de la construction doit faire face pour accélérer l’adoption de pratiques plus durables ?

Tout d’abord, la territorialisation, l’enracinement dans un contexte spécifique, sa culture, ses traditions, sa vérité sociale et politique, mais aussi dans ses ressources évidentes. La recherche de solutions durables en matière de conception et de construction doit être mise en œuvre dans tous les contextes, à toutes les échelles et dans les moindres détails. Nous avons besoin d’énergie pour produire du verre – l’un des matériaux les plus durables inventés par l’humanité – dans un certain contexte climatique et géologique ? Trouvons les moyens d’alimenter nos lignes de production en énergie solaire, géothermique, éolienne, aérienne ou en gaz naturel liquéfié. Nous avons besoin de films pour protéger nos matériaux d’isolation dans les processus de construction à ossature légère ? Cherchons des solutions en bio-polymères d’origine locale au lieu des PVC traditionnels.

Ensuite, la réhabilitation du « ce qui existe déjà »1. Nous devons profiter intelligemment de toute l’énergie grise déjà investie dans les environnements bâtis de cette planète, et nous devons le faire de manière joyeuse et créative. La transformation est le mot clé ici, et les architectes et les concepteurs doivent abandonner l’idée arrogante de construire des monuments pour eux-mêmes.

Enfin, mon axe de recherche et d’enseignement préféré, l’expérimentation. L’expérimentation dans les structures légères et recyclables, les matériaux géosourcés et biosourcés, les solutions inventives de transport, de logistique et d’assemblage, mais surtout l’expérimentation dans nos processus de conception architecturale et urbaine, qui doivent inclure les utilisateurs et leurs cycles de vie.

L'adaptabilité est notre tâche la plus urgente, nos projets doivent se transformer en fonction des besoins changeants de la société.

L’adaptabilité est notre tâche la plus urgente, nos projets doivent se transformer en fonction des besoins changeants de la société. L’expérimentation, c’est-à-dire l’action ou le processus consistant à essayer de nouvelles idées, méthodes ou activités, peut être comprise tout d’abord comme une recherche sur les structures et les matériaux de construction futurs, mais aussi comme une exploration appliquée par essais et erreurs des processus de conception qui répondent aux besoins de nos utilisateurs. La conception participative expérimentale « avec et par les gens » a finalement pris de l’ampleur dans les pratiques de conception de la nouvelle génération d’architectes et encourage des formes plus collaboratives, expérientielles et itératives de « pédagogie active ».2

Quelles sont, selon vous, les trois réalisations récentes les plus emblématiques en matière de construction durable ?

Tout d’abord, la redécouverte de l’économie circulaire, oubliée pendant plus de 100 ans d’une conquête mondiale sans limites de structures de construction inflexibles et non réutilisables. On peut par exemple citer la recherche et l’expérimentation actuelles sur le recyclage du béton, du verre et des céramiques, sur les bio-polymères, l’impression 3D en terre ou les structures légères en fibres. Ensuite, la redécouverte du vivant, des liens entre tous les habitants de cette planète, la redécouverte de la dimension fructueuse de la participation aux processus de construction « vita activa » : surveillez leurs effets catalytiques émancipateurs !

La construction durable est avant tout une question de sentiments. Le plus important d'entre eux est le sentiment d'appartenir de manière significative à cette terre.

Enfin, la redécouverte de la venustas (beauté) de Vitruve, le chaînon manquant, le point d’inflexion. Si nous investissons dans un bâtiment durable, quels avantages cognitifs et sensoriels nous apportera-t-il ? Quelle est notre qualité de vie à l’intérieur, celle de nos enfants, de nos personnes âgées, de nos collègues, des personnes défavorisées, des membres marginalisés de la société ? Quels souvenirs nous rappelle-t-elle, quelles perspectives nous offre-t-elle ? La construction durable est avant tout une question de sentiments. Le plus important d’entre eux est le sentiment d’appartenir de manière significative à cette terre.


  1. Jana Revedin, L’Architecte et l’existant : construire avec ce qui est déjà là, avec un avant-propos de Charles Landry, Gallimard, Collection Manifesto, Paris 2022
  2. Jana Revedin, Architecture Is Experimentation, ArchiTangle, Berlin 2024

Pour aller plus loin :• Revedin Jana, Architecture Is Experimentation, ArchiTangle, Berlin 2024
• Revedin Jana, Architecture Is Education, ArchiTangle, Berlin 2024
• Revedin Jana, Radicant Design : How to co-create sustainable living space, Eliva Press, New York 2021
• Revedin Jana, “L’Architecte et l’existant: Construire avec ce qui est déjà là”, with a foreword by Charles Landry, Gallimard, collection Manifesto, Paris 2022
• Revedin Jana, Construire avec l ́immatériel: Temps, usages, communauté, droit, climat ... Nouvelles ressources pour l ́architecture, with a foreword by Pascal Nicolas Le Strat, Paris, Gallimard, Collection Manifesto, 2018.
• Revedin Jana, La ville rebelle: Démocratiser le projet urbain, with a foreword by Yona Friedman and an epilogue by Christopher Alexander, Paris, Gallimard Collection Manifesto, 2015.

Prochain Regard d’Architecte :Rosanna Forray : « Au Chili, les architectes ont amorcé une révolution lente qui a nécessité plus de vingt ans de travail.»

Crédits photos: Klaus K. Loenhart, Global Award for Sustainable Architecture laureate 2024, BREATHE ©Terrain Marc Lins Jana Revedin, © Martin Rauchenwald

×