La smart city: technologie futile ou clé de voûte de la transition énergétique ?

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À Londres, dans Bird Street, marcher sur des pavés «intelligents» développés par l’entreprise Pavegen, produit une partie de l’électricité pour l’éclairage public de la rue.

Urbanisation
Décryptage
Durée de lecture : 8 min 8 min
22/05/2023

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La transition énergétique est au cœur du paradoxe de la smart city. Parée à ses débuts de toutes les vertus, la ville intelligente, gardienne de la sobriété énergétique, peut s’avérer également très gourmande et s’éloigner parfois des dimensions humaines.

Bird Street, au cœur de Londres, est une rue plutôt discrète comparée à Oxford Street, sa voisine grouillante de vie. Mais si vous l’empruntez, vous allez, rien qu’en marchant, produire de l’énergie grâce à ses pavés « intelligents » dont le moelleux fait office de dynamo. L’électricité stockée sert à alimenter l’éclairage public de la rue. Si le concept de smart city s’applique désormais dans toutes les villes du monde, les plus avancées d’entre elles persistent à revendiquer leur précocité en multipliant les initiatives innovantes.

À Songdo, quartier de la ville portuaire d’Incheon, à l’ouest de Séoul, l’ambition est d’atteindre le zéro émission de CO₂.

À Songdo, quartier de la ville portuaire d’Incheon, à l’ouest de Séoul, l’ambition est d’atteindre le zéro émission de CO₂. Bâtiments durables peu gourmands en énergie, voire autosuffisants, gestion automatisée des déchets par réseau de conduits qui évite l’usage des camions poubelles, gestion optimisée des transports… Songdo est un véritable showroom de la ville connectée qui entend rivaliser avec la référence du genre : Singapour. La cité-État investit des moyens considérables pour arriver en tête du hit parade des smart cities dans le monde. Elle est la première à développer un écosystème de santé par l’intermédiaire de son programme HealthCity Novena, à instaurer une tarification individualisée du traitement des déchets en fonction de leur poids rejeté, à offrir un accès gratuit au logement public via son application Housing and Development Board, à produire une bière à base d’eau issue du recyclage des eaux usées… La gestion en temps réel du trafic et le pilotage des ressources énergétiques sont déjà de l’histoire ancienne tant l’usage des technologies numériques est devenu indifférencié.

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L’exploitation des infrastructures et la pratique de la ville à travers les IoT ont rendu la smart city presque invisible.

Technologies traditionnelles et TIC font bon ménage

Antoine Picon (voir l’interview dans Engagé.e.s) parle d’une ville intelligente en train de devenir invisible. « C’est au moment où on ne parle plus des technologies, dit-il, qu’elles se développent à grande vitesse, comme ce fut le cas pour les canaux, le chemin de fer ou les autoroutes depuis le XIXe siècle. Nos habitudes ont rejoint cette invisibilité des technologies partout dans le monde. Quoi de plus normal que de voir sur son téléphone portable l’état du trafic routier ou des transports urbains à l’échelle de la France ? » À cet égard, dans la recherche d’une meilleure efficacité environnementale, la smart city, loin des discours d’anticipation qui ont accompagné sa genèse, s’est confrontée aux réalités urbaines dans leur spatialité et leur gouvernance. Ce concept de développement urbain, élaboré au début des années 2000, a toujours pour but d’améliorer la qualité de vie des citadins en rendant la ville plus adaptative et efficace, à l’aide de nouvelles technologies qui s’appuient sur un écosystème d’objets et de services. Mais il ne peut se substituer à la nécessité d’isoler des bâtiments, d’acheminer des matériaux ou de creuser des tranchées pour installer des réseaux. Cette coproduction de la ville repose sur une cohabitation intelligente entre les technologies traditionnelles et les technologies innovantes, sans oublier les humains, la ressource principale.

Les smart grids assurent désormais une exploitation optimale des réseaux d’assainissement et d’alimentation d’eau potable (recherche de fuites…).

Capteurs et algorithmes

L’apport du numérique est incontestable pour mieux appréhender les questions énergétiques, par exemple dans la conception des bâtiments et de l’urbanisme, l’exploitation des infrastructures et la pratique de la ville. Dans son essor, la smart city se nourrit de capteurs pour son exploitation, et d’algorithmes pour son usage. D’une part, les objets connectés (IoT), dont le nombre était estimé à 12,3 milliards en 2021 , servent à la gestion optimisée de l’énergie, des fluides et des infrastructures. Leviers de performance, ils apportent une réponse à des exigences de productivité croissantes. Jusqu’à peser près de 1 077 milliards de dollars des dépenses dans ce secteur d’ici à 2024 . D’autre part, la forte croissance des technologies numériques (+7 % en moyenne depuis dix ans ) a été soutenue par la puissance algorithmique des technologies de l’information et de la communication (TIC).

Les TIC ont permis un usage plus efficace et une adaptabilité de la ville, avec des incidences notables sur la maîtrise énergétique.

Elles ont permis un usage plus efficace et une adaptabilité de la ville devenue aujourd’hui habituelle dans les transports ou encore les services, avec des incidences notables sur la maîtrise énergétique. Le développement de l’intelligence artificielle (IA), de l’edge computing (traitement local des données sur l’ordinateur ou le périphérique de l’utilisateur sans passer par le cloud), de la 5G, des wearables (les objets connectés que l’on porte sur soi) vient conforter l’idée que la smart city n’est pas près de disparaître. Son marché en 2020 était évalué à 1,4 trillion de dollars .

De Santiago à Paris

60%

du métro vert chilien est alimenté par de l'énergie éolienne et solaire

Ses effets se font déjà sentir. Santiago du Chili dispose d’un métro « vert » alimenté à 60 % par de l’énergie éolienne et solaire, auquel les smart grids confèrent une agilité de fonctionnement. Barcelone vise l’autosuffisance énergétique pour 2050 grâce à l’utilisation des énergies renouvelables – solaire photovoltaïque, biogaz et géothermie. La capitale catalane figure parmi les leaders européens de la ville intelligente à travers sa gestion de l’immobilier de bureaux, son mobilier urbain connecté, ses transports 100 % électriques, la maintenance prédictive des ascenseurs ou la gestion des réseaux d’eau.

Les poubelles connectées, alimentées par énergie solaire, alertent les services municipaux une fois remplies.

L’Europe figure ainsi en bonne place dans le top 10 des smart cities dans le monde. En France, Lyon est en pointe avec la réalisation du programme Hikari de son quartier La Confluence, premier îlot à énergie positive. À Paris, les parcs et jardins sont entretenus par l’entremise de capteurs implantés dans chaque arbre, tandis que les compteurs Linky (EDF) assurent la régulation en temps réel de la demande énergétique. S’y ajoutent des smart grids qui assurent l’exploitation optimale des réseaux d’assainissement et d’alimentation d’eau potable (recherche de fuites…). Là encore, les exemples foisonnent pour accréditer l’avenir du couple homme/machine dans le développement urbain durable.

Les technologies numériques, elles-mêmes gourmandes en énergie, sont à intégrer en usage modéré aux processus de décarbonation.

Les limites du système

Pour autant, ses bienfaits sont parfois discutables. La smart city a ses limites, qui s’installent à la frontière de ses capacités physiques comme financières et de sa gouvernance. Toutes les villes ne se ressemblent pas et l’ubiquité espérée des technologies numériques s’effrite au contact des réalités urbaines et des contraintes de la transition énergétique. D’abord parce que les technologies numériques sont elles-mêmes gourmandes en énergie. Elles consommeraient entre 10 et 15 % (selon les études) de la production d’électricité mondiale et leur empreinte carbone est supérieure à celle de l’aviation civile, soit 4 à 5 % (toujours selon les études) contre 2 % pour l’aérien. Apple reconnaît que la fabrication d’un smartphone représente 75 % des émissions de gaz à effet de serre de son cycle de vie. Ce qui se produit à l’échelle d’un téléphone cellulaire peut se comprendre à l’aune des supercalculateurs et data centers. Le traitement des déchets électroniques, lorsqu’il est possible, est également énergivore. Ensuite, tous les équipements informatiques et ceux qui permettent de traiter, stocker et communiquer à distance par voie électronique, outre leur durée de vie limitée, ne sont pas exempts de défaillances ni de fragilité, notamment en cas de changement climatique. La dépendance des villes à ces systèmes est telle qu’on pourrait craindre pour leur fiabilité en cas de pic de chaleur ou d’inondation. C’est pourquoi la tendance est de faire évoluer les smart cities vers une association entre les technologies numériques et le développement de la biodiversité dans les villes.

Concept de développement urbain, la smart city a pour but d’améliorer la qualité de vie des citadins en rendant la ville plus adaptative et efficace.

Vers une égalité d’accès ?

La question démographique, et par conséquent les inégalités d’accès aux prodigalités des TIC, notamment entre les villes du Nord et celles du Sud, viennent contrebalancer l’aspect vertueux des smart cities dans le domaine énergétique. « La ville intelligente, qui s’appuie massivement sur les technologies numériques, est souvent considérée comme une solution potentielle aux pressions démographiques subies par de nombreuses agglomérations dans des pays en voie de développement, en aidant à répondre à la demande croissante de services et d’infrastructures. Toutefois, le coût financier élevé qu’implique l’entretien des infrastructures, la part importante de l’économie informelle et les divers problèmes de gouvernance réduisent les élans d’idéalisme des pouvoirs publics à l’égard des villes intelligentes. » S’il est facile d’envisager le déploiement de cette technologie dans la vie quotidienne des habitants de villes riches et bien organisées, ce concept semble presque naïf quand tant de personnes n’ont toujours pas accès à des conditions de vie décentes. Dans les pays européens, qui connaissent une croissance très lente, voire une décroissance, les niveaux de vie permettent de rendre plus sympathique la décroissance énergétique, alors qu’elle est inaudible en Afrique ou en Asie du Sud-Est. Si la smart city n’a pas encore résolu le problème de plus d’un milliard d’humains qui vivent dans un habitat marginal et informel, victimes d’une urbanisation galopante, elle s’impose néanmoins comme un outil incontournable du développement durable urbain.

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